Alfredo Riquelme Segovia
L’idée que cet événement représente le jalon fondateur de la société chilienne actuelle implique sous-estimer le demi-siècle d’efforts successifs déployés pour résister à la dictature, récupérer la démocratie et réparer les séquelles qu’elle a laissé.
Le 11 septembre 1973 représente une de ces dates à laquelle l’historien français Henry Rousso a attribué la notion de dernière catastrophe : une rupture radicale dans le parcours d’une communauté humaine, provoquée par un déploiement ample et organisé de violence extrême. Certains de ces événements durent des semaines, des mois ou même des années, comme des guerres internationales ou civiles; mais il y a également des cas comme celui du coup d’état chilien, où en seulement 48 heures, s’est imposée une métamorphose qui a renversé le sens de l’histoire du pays et a remis en question l’identité même que celui-ci croyait jusqu’alors avoir.
Depuis le début des opérations militaires visant à assiéger le pouvoir jusqu’à l’aube du mardi 11 septembre et le midi du jeudi 13, lorsque le strict couvre-feu en vigueur depuis deux jours a été levé, le Chili républicain et démocratique dans lequel la citoyenneté se voyait reflétée depuis des décennies avait inexorablement disparu.
Le Palais de la Moneda avait été détruit par le bombardement commis par les Forces armées et assiégé par l’armée à la suite d’un inégal combat qui s’est déroulé durant plusieurs heures, culminant par le suicide du président Salvador Allende. Les ministres et autres hauts fonctionnaires du gouvernement, tout comme les parlementaires et dirigeant des partis de gauche étaient prisonniers, dans la clandestinité ou réfugiés dans des ambassades; des milliers de militant·e·s et de sympathisant·e·s de ces partis remplissaient des stades et autres espaces transformés en camps de prisonniers, où ils seraient soumis de façon systématique à des tortures et mauvais traitements. Des centaines d’entre eux avaient déjà trouvé la mort sous les balles qui concrétisaient la menace lancée par la Junte dès les premiers moments du Coup, soit que toute personne qui résisterait serait réprimée sans hésitation. La déclaration d’État de siège dans tout le territoire national et l’application du Code de justice militaire en temps de guerre permettait de se doter d’une protection pour pouvoir exécuter ces actes.
Sous les ruines de la Moneda avait été ensevelie la pacifique, démocratique et pluraliste voie chilienne vers le socialisme, qui seulement six mois auparavant, avait gagné le soutien de 43,5% de la citoyenneté chilienne et qui avait suscité l’enthousiasme des gauches les plus diverses de la planète. L’institution démocratique et l’état de droit étaient inertes, démantelés avec une rapidité fulgurante par le nouveau pouvoir qui assumait le contrôle du pays.
L’implantation du régime militaire a impliqué l’expulsion des représentant·e·s des institutions de l’État, incluant la fermeture du Congrès national et la mise à feu des registres électoraux, le contrôle des moyens de communications et l’élimination de l’autonomie des organisations de la société civile. Même les recteurs des universités nationales, catholiques et privées avaient été remplacés par des généraux ou des amiraux. Parallèlement, de sévères restrictions aux libertés et droits des personnes ont été mises en place. Une concentration impressionnante du pouvoir dans la Junte militaire, qui s’est attribuée les facultés et rôles des pouvoirs exécutifs, législatifs et constituant tout en soumettant le Pouvoir judiciaire à un cadre d’un imaginaire état de guerre, a été suivie d’une concentration du pouvoir de la Junte même dans les mains du général Pinochet.
C’est à partir de ce pouvoir absolu et par la terreur d’État que s’est déployé ce que l’historien états-unien Steve Stern a nommé un policide, soit un projet systématique visant à détruire toute un mode de vie politique et social démocratique profondément enraciné dans l’histoire des décennies antérieures, afin d’y installer, dans les années qui suivirent, par la peur et la fragmentation, un ordre autoritaire et excluant.
La radicalité du Coup et la profondeur de la métamorphose imposée au pays depuis le 11 septembre 1973 ont implanté, au cours de ces cinquante années, l’idée que cet événement représente un jalon fondateur de la société chilienne actuelle. Cela revient à affirmer que le succès des auteurs du Coup a été total et qu’il a continué jusqu’aujourd’hui, bien que la dictature ait pris fin il y a 33 ans, que le dictateur ait cessé d’être un homme fort il y a 25 ans et que l’ordre constitutionnel hérité du régime militaire ait été modifié considérablement il y a 18 ans. Cela revient surtout à sous-estimer les 50 ans d’efforts successifs déployés afin de résister à la dictature, récupérer la démocratie et réparer ses séquelles.
Cette succession d’efforts a commencé durant ces mêmes mois tragiques de septembre 1973, avec des mots et des actions de dignité citoyenne et de solidarité humaine ineffaçables :
La lucidité du président Allende dans ses derniers moments, appelant, au matin de ce mardi 11, à résister sans se laisser massacrer, insufflant le courage, avec ses mots et son exemple, pour une lutte de longue haleine. La lucidité des 13 dirigeants du parti de la Démocratie chrétienne, durs opposants jusqu’au lundi 10 du gouvernement renversé, qui, une fois levé le couvre-feu, se sont réunis jeudi le 13 pour rédiger une déclaration condamnant de façon catégorique le coup et s’inclinant avec respect devant le sacrifice que le président « avait fait de sa vie, en défense de l’autorité constitutionnelle ». Le courage de milliers de membres de partis de gauches interdits, décidés à continuer d’exercer leurs droits politiques dans la clandestinité, malgré la menace assurée d’emprisonnement, de torture ou de mort. L’engagement immédiat pour les droits humains de l’Église catholique et d’autres communautés religieuses, annoncé cette même journée du 13 septembre par le Comité permanent de l’épiscopat qui demandait « le respect pour ceux et celles qui avaient péri, la modération face aux vaincus et la fin de la haine, et qu’arrive l’heure de la réconciliation ».
Tous ces efforts, unis à plusieurs autres déployés depuis lors et durant de longues années, ont transformé les milliers d’opposants actifs de 1973 en millions de citoyens et citoyennes qui 10 ans plus tard, se soulèveraient dans des protestations successives contre la dictature, vaincraient le dictateur par un plébiscite et veilleraient au respect de chaque vote. Depuis 1990 jusqu’à maintenant, ils et elles ont rendu possible le progrès démocratique, malgré tous les obstacles imposés par les enclaves et l’héritage autoritaires, qui ont été durs et lents à retirer. Ils et elles ont pu, jusqu’à maintenant, mettre un frein aux tentations autoritaires émergentes face à de nouvelles crises et conflits qui ont frappé la démocratie chilienne.
Cette histoire de résistance et de récupération démocratique qui représente ce que le Chili a de meilleur et qui a inspiré l’appréciation du monde, mérite d’être encore plus mis en valeur dans ce cinquantenaire, car elle aussi fondatrice de la société chilienne actuelle que la catastrophe et le policide qu’elle devrait surpasser.https://elpais.com/chile/2023-09-10/50-anos-de-resistencia-y-recuperacion-democratica.html