Reportage publié par Le Monde (Anne Vigna) le 1er mai 2023
Ces dernières années, les conflits se sont multipliés entre les populations locales et les industriels comme Danone, Nestlé ou Coca-Cola. En cause : la diminution de la disponibilité en eau, voire l’assèchement des ressources hydriques. Le président veut réformer la législation en vue de modifier le régime de concession.
Les murs de l’usine d’embouteillage d’eau ont bien été repeints en blanc, mais l’enduit dissimule mal les gratis en lettres noires, dont un encore bien visible et écrit en grand : « Danone criminel ». À San Juan Crisostomo Bonilla, dans l’État de Puebla, à trois heures de route à l’est de Mexico, ce sont des policiers armés, le visage masqué, qui accueillent le visiteur quand on approche trop près de l’entrée de l’usine. Leur allure a beau être menaçante, ils ne gardent en réalité qu’une « coquille vide » : une usine aujourd’hui à l’arrêt, après avoir été occupée pendant onze mois, en 2021, par les habitants de vingt villages de cette région, pour en fermer le puits.
Entre les bâtiments sont encore rangés des bidons d’eau en plastique orange : une couleur bien connue au Mexique, celle de la marque Bonafont, propriété du groupe alimentaire français Danone, quand ceux de ces concurrents (Coca-Cola, Pepsi, Nestlé) sont de couleur bleue. Dans ce pays de 130 millions d’habitants, les bidons d’eau potable de 20 litres sont présents dans l’immense majorité des habitations en ville et, en particulier, ceux de la marque de Danone (450 millions produits en 2022).
Bonafont est en effet la première entreprise sur le marché de l’eau embouteillée au Mexique, avec 38% des ventes, suivie par Ciel, liale de Coca-Cola (25%), et EPura, la marque du groupe PepsiCo (19 %), selon l’économiste Raul Pacheco-Vega. Ce chercheur au Centre de recherche et d’enseignement en économie estime que ces trois multinationales contrôlent ensemble 82% du secteur dans le pays. Toutefois, les conflits comme celui à San Juan Crisostomo Bonilla pourraient remettre en question les excellents résultats que Danone réalise ici dans le domaine de l’eau – un chiffre d’affaires en hausse de 6% en Amérique latine pour le premier trimestre 2023.
Pour nous expliquer la bataille qui se joue dans cette localité de Puebla, Fidel Lopez, un agriculteur, tient à nous montrer les bassins d’eau à l’ombre de grands arbres, où des enfants se rafraîchissent bruyamment. « Vous voyez, le niveau est de 1,70 mètre à présent contre 30 centimètres au temps de l’usine de Danone. En moins de deux ans, nos sources d’eau ont récupéré un niveau correct, même si ce n’est pas le niveau d’origine », explique ce paysan de 76 ans, en désignant un talus qui correspondrait aux berges originales.
« Avant, nous avions des arbres fruitiers »
Un peu plus loin, il s’arrête devant les canaux qui serpentent entre les champs de maïs et de haricots. « On a de nouveau du cresson qui pousse au fond de l’eau. C’est une plante qui avait totalement disparu avec la pénurie d’eau et qu’on utilisait beaucoup dans notre régime alimentaire », ajoute cet homme à la peau brune, aux traits caractéristiques du peuple nahua.
Ces canaux, héritage des techniques agricoles traditionnelles de la région, « ne présentaient qu’un filet d’eau jusqu’à [2022] », assurent en chœur Camilo et Adela Tecpatl, un jeune couple d’agriculteurs qui a activement participé, aux côtés de Fidel, à l’occupation de l’usine. Sur les 3 hectares qu’ils possèdent, Camilo et Adela obtiennent un maigre salaire de la vente d’animaux et gardent le maïs et les haricots pour leur propre subsistance : « Avant, nous avions des arbres fruitiers dont la récolte complétait bien notre revenu, mais on a dû les arracher par manque d’eau. Aujourd’hui, on pense à replanter, car nous avons à nouveau de l’eau », raconte Adela, dans un large sourire.
De maison en maison, c’est le même récit que l’on entend: depuis l’arrêt de l’usine de Bonafont, l’eau est de retour, alors qu’elle était tombée à un niveau critique. « Ici, nous avons tous des puits et il fallait aller chercher l’eau toujours plus profond ces dernières années. Aujourd’hui, c’est le contraire : le niveau d’eau remonte et on doit surélever la pompe à eau », explique Camilo, aujourd’hui l’un des porte-parole du mouvement des Peuples unis pour la défense de l’eau et du territoire, qui a occupé l’usine.
Après un an d’occupation du site, en février 2022, Danone a repris pied au sein de cette usine lors d’une opération musclée des forces de police. Cependant, le groupe a choisi de ne pas réactiver son puits et, avec lui, le conflit social et écologique lié à l’utilisation des ressources de l’aquifère de la vallée de Puebla. Dans une note envoyée au Monde, la Commission nationale de l’eau (Conagua), l’organisme chargé des ressources hydriques au Mexique, garantit que l’usine ne pourra pas, de toute façon, reprendre son activité, alors qu’il existe « une procédure administrative contre Danone pour non-respect des conditions de la concession ».
Le groupe agroalimentaire nie être à l’origine de la diminution de l’eau dans la région et assure, dans un communiqué, que « les prélèvements d’eau de Bonafont ne représentaient que 0,09 % du volume à usage industriel dans l’aquifère de la vallée de Puebla ». Il n’est effet pas le seul industriel à pomper dans cette nappe phréatique, mais il est difficile de savoir la quantité qu’il prélève.
« Manque d’information et de transparence »
Le collectif Geo Comunes, qui mène des études cartographiques pour aider les communautés impliquées dans des contentieux juridiques, estime même qu’il « est impossible de savoir le volume d’eau extrait par l’usine Bonafont ». L’entreprise possédait en effet trois concessions pour cet aquifère, inscrites dans le registre public des droits à l’eau, mais deux n’indiquent aucune quantité. « Une seule concession indique un chiffre de 105 000 mètres cubes par an, alors que, selon les travailleurs de l’entreprise, l’usine en extrayait cinq fois plus, autour de 500 000 mètres cubes par an », ajoute ce collectif, qui réunit chercheurs et spécialistes sur les questions d’eau et d’énergie.
L’ONG mexicaine Cantaro Azul, experte en matière d’accès à l’eau, n’est guère étonnée d’avoir trouvé des informations contradictoires sur les concessions détenues par Danone : « Ce manque d’information et de transparence sur les concessions est malheureusement commun au Mexique. Non seulement la Conagua ignore bien souvent la quantité d’eau qu’une entreprise a le droit d’extraire mais, surtout, elle n’effectue que bien peu de contrôles et ne limite jamais le pompage d’un aquifère, même s’il est surexploité », relève Monica Olvera Molina, l’une des directrices de cette ONG et autrice, avec d’autres chercheurs de l’Université nationale autonome du Mexique, d’un rapport sur la mainmise de l’industrie sur l’eau, paru en novembre 2020.
Selon ce rapport, 120 concessions d’eau pour l’industrie (alimentaire, automotrice ou minière) et qui sont à l’origine d’un conflit d’usage avec la population locale se trouvaient cette année-là dans des aquifères surexploités. « À mesure que le stress hydrique devient une réalité au Mexique, avec aujourd’hui près de 115 aquifères [sur 653] sans disponibilité, les conflits pour l’eau vont devenir de plus en plus fréquents », prédit Monica Olvera Molina.
Ces dernières années, et uniquement dans le secteur de l’eau embouteillée, la population locale s’est opposée à la présence de Danone et Nestlé à Puebla, de Coca-Cola dans l’État du Chiapas ou encore de la brasserie Constellation Brands à Mexicali, capitale de l’État de Basse-Californie. À chaque fois, une diminution de la disponibilité en eau, voire l’assèchement des ressources hydriques, est à l’origine du différend.
« Forte pression de la société civile »
Au Mexique, le volume total d’eau concédé pour l’industrie de l’embouteillage – 354 hectomètres cubes (hm3) par an – représente la consommation de 9,7 millions de personnes, en prenant pour référence la recommandation de l’Organisation mondiale de la santé de 100 litres par personne et par jour. D’après Geo Comunes, l’eau embouteillée consomme annuellement certes moins que l’industrie minière (entre 387 et 482 hm3 à l’année) et l’industrie immobilière (422 hm3), mais plus que l’industrie alimentaire (245 hm3) ou que l’entreprise pétrolière Pemex (224 hm3).
Pour mieux répartir l’eau et prendre en compte les besoins des populations locales, les spécialistes plaident en faveur d’une réforme de la loi sur l’eau, mise en place en 1992 par le président Carlos Salinas de Gortari, de sensibilité libérale. Cette loi attribue des concessions à l’industrie – nommée sous le terme de « grands utilisateurs » – sans même connaître au préalable la disponibilité de l’aquifère. Selon le mouvement social Agua para todos, cette législation a abouti, en trente ans, à la monopolisation et à la surexploitation par ces « grands utilisateurs » de près de la moitié des bassins et aquifères du Mexique.
Le président Andrés Manuel Lopez Obrador (centre gauche) a envoyé, le 28 mars, au Congrès un projet de réforme de cette législation en vue de modifier le régime de concession alors que, depuis 2020, la Constitution mexicaine considère, dans son article 4, que l’eau et l’assainissement sont des droits humains inaliénables. « Nous sommes bien sûr inquiets du lobby de l’industrie sur les parlementaires. Mais, en même temps, il existe une forte pression de la société civile pour ne pas accepter une loi qui ne garantirait pas un accès plus équitable à la ressource », estime Maria Eugenia Ochoa Garcia, membre de l’Assemblée pour l’eau à Puebla.
Dans cet État, les habitants de San Juan Crisostomo Bonilla assurent que Bonafont ne va plus sortir un seul bidon : « Nous ne voulons même pas qu’ils transforment l’usine en centre de distribution, car cela nous rendrait complices du vol d’eau dans d’autres territoires », explique Camilo Tecpatl.
Désormais, le mouvement des Peuples unis pour la défense de l’eau et du territoire organise sa troisième caravane dans les États voisins pour appuyer des communautés qui connaissent aussi une pénurie d’eau. « On a compris qu’on ne pouvait pas rester seuls face à des multinationales comme Danone », ajoute son épouse, Adela. Elle montre des photos, dont celle d’une manifestation devant la tour Eiffel et le siège de Danone, en novembre 2022, à Paris. Poings levés, les protestataires portaient une large banderole indiquant « No es sequia, es saqueo » – « Ce n’est pas la sécheresse, mais du saccage. »