Publié par Frédéric Thomas, CETRI, 1er octobre 2024
À l’heure où les fantasmes de l’ordre reviennent avec force en France, un détour peut être riche d’enseignements. Le succès de la guerre contre les gangs armés au Salvador et la figure du président salvadorien, Nayib Bukele qui a mis en œuvre cette militarisation, interrogent. Une stratégie de communication régit cette politique et emprunte principalement une triple voie : celle de l’information, celle du droit et celle du visuel.
Qui n’a pas vu ces images de prisonniers, torses nus, tatoués, la tête courbée, assis en file indienne, entourés de militaires ? La scène a fait le tour du monde, attirant l’attention sur le Salvador et sur son président, Nayib Bukele. En quelques années, dans ce petit pays d’Amérique centrale, l’un des plus violents au monde en raison des exactions des maras, les gangs armés, le taux d’homicides a été réduit de plus de moitié. La stratégie de la militarisation mise en place par Bukele serait donc gagnante et vaut à celui qui se présente comme « le dictateur le plus cool du monde » une grande popularité. Ce succès ainsi que la figure de ce chef d’État interrogent.
Une stratégie de communication régit la militarisation politique qui se manifeste au Salvador et dans d’autres pays de la région. Elle emprunte principalement une triple voie : celle de l’information, celle du droit et celle du visuel.
Une guerre de l’information
La guerre menée contre les maras est aussi une guerre de l’information. Et, jusqu’à présent, Bukele a gagné sur ces deux fronts. Il a en effet réussi à imposer son récit. Au point qu’on parle de « modèle Bukele » : « un mixte toxique de la montée de la violence et de la soif de popularité de leaders politiques a créé de nombreux admirateurs » [1] de celui-ci sur tout le continent latino-américain. Les critiques au Salvador même sont rares et réprimées, tandis qu’au niveau international, elles se cantonnent le plus souvent à regretter le « coût » de ce succès en termes de violations des droits humains et d’érosion de l’État de droit. De la sorte, on entérine le narratif dominant, en occultant les failles et les contradictions.
À l’encontre de ce que Bukele ne cesse d’affirmer, il semble bien qu’en secret, le gouvernement ait eu et continue d’avoir des négociations avec les chefs des bandes armées. Le recul de la criminalité serait dès lors dû à divers facteurs et pas uniquement à la stratégie de la militarisation et de la « mano dura ». De plus, au vu de l’opacité du régime et du contrôle de l’information – sur le nombre d’homicides notamment –, il n’est guère évident de mesurer ce succès ni ses contours. Pas plus qu’il n’est encore possible de précisément évaluer cette politique au regard des violations des droits humains, de la corruption – dont nombre d’indices indiquent qu’elle a explosé – et de la mise à mal des libertés [2]. N’y voir que de malheureux dégâts collatéraux ou des « excès », certes regrettables mais qui ne remettent pas en cause la légitimité et le succès de cette stratégie de la militarisation, revient à consacrer le récit dominant et à normaliser la violence.
En réalité, les organisations sociales, les ONG de droits humains, les journalistes sont la cible directe et première de la militarisation [3]. Dans un contexte où l’information est devenue un enjeu de pouvoir, validant ou invalidant le succès de la stratégie poursuivie, le contrôle des médias et du narratif participe plus globalement du contrôle social et politique mis en place par le gouvernement salvadorien. Ce dernier intimide (chilling effect), censure ou criminalise tout espace de production d’une critique, d’un contre-récit, qui est disqualifié et combattu en tant que lieu de désinformation, de démoralisation ou de divulgation d’éléments « secret défense ». Bref, en tant que facteur de désordre qui, en remettant en cause le monopole du récit public légitime, soutient l’ennemi et contrevient à l’effort de guerre.
Le parallèle doit être fait avec l’état d’urgence. Promulgué en mars 2022 comme une mesure ponctuelle face à la crise due à l’explosion de la criminalité, il a été renouvelé une trentaine de fois et demeure toujours d’application. L’exception est la règle. De la même manière que la figure de l’ennemi principal – les gangs armés – tend à s’étendre et à se démultiplier dans les postures critiques des syndicalistes, féministes, paysans, journalistes, etc., l’état d’urgence tend à s’étendre dans le temps et à s’autolégitimer. Ainsi, alors que ce qui était à son origine et l’avait justifié – la montée de la violence – a considérablement été réduit, il reste de vigueur et rien ne semble indiquer qu’il puisse être levé prochainement.
Enfin, la durabilité de la victoire sur les gangs armés est fragile, dans la mesure où les racines socio-économiques de la criminalité demeurent intactes et l’économie du pays vacillante. D’autant plus vacillante que Bukele est empreint d’une vision néolibérale et qu’il a fait du Salvador le premier pays au monde où le bitcoin est une monnaie légale. Les questions de pauvreté et d’inégalités, de dépendance et de corruption, de justice et d’impunité, de légalité même – Bukele a contourné la constitution pour se présenter aux dernières élections qu’il a gagné – se sont avantageusement diluées dans la militarisation. Ne risque-t-on pas, dès lors, de faire face à un retour du refoulé et, avec lui, à une nouvelle explosion de violence dans les prochains mois ou années, mettant à nu les limites et contradictions de la stratégie poursuivie ?
Kaki washing et populisme punitif
Cette guerre contre les gangs est également une guerre visuelle. Une autre image de la présidence de Bukele a fait le tour du monde : celle de militaires dans l’hémicycle parlementaire pour intimider les députés et les pousser à approuver une décision de l’exécutif. Il s’agit là de la dimension la plus visuelle de la militarisation : celle du kaki washing. On désigne par-là l’utilisation des forces armées comme stratégie de communication politique, afin de projeter sur le gouvernement l’image associée aux vertus et aux valeurs que les militaires inspirent : honnêteté, efficacité, attachement à l’intérêt général [4].
Ce phénomène est particulièrement présent en Amérique latine. Cette croyance est largement idéologique et ne résiste pas aux faits : les scandales de corruption n’ont pas épargné les forces armées. Mais il faut comprendre le prestige des militaires au regard de la défiance envers une classe politique clientéliste et corrompue, dans un contexte mondial d’émergence de nouvelles droites.
Au Salvador, le Kaki washing se manifeste entre autres par l’étendue des fonctions – notamment policières – accordées aux forces armées et par le fait que Bukele ne cesse de s’afficher avec des militaires ; manière de réaffirmer une politique centrée sur « l’ordre public » et de capter le soutien de la population. D’ailleurs, son autodésignation comme le « dictateur le plus cool du monde » entend brouiller les frontières à travers un narratif et un visuel qui matérialisent l’alliance de l’outsider, décontracté, à la casquette et aux 8,6 millions d’abonnés sur Tik Tok, avec le sérieux et l’action sans phrase de l’institution militaire.
La stratégie de la communication au cœur de la militarisation emprunte également la voie juridique. Il est ainsi question de « populisme punitif » pour décrire une stratégie politique visant à accroître la sévérité des peines afin de gagner en voix électorales et en popularité. L’affirmation selon laquelle l’accroissement et l’aggravation des peines entraînent automatiquement une réduction des délits est pour le moins problématique. Le Salvador est ainsi devenu le pays avec le plus haut taux d’emprisonnement au monde. L’opacité et l’impunité qui entourent les arrestations et les détentions ont été institutionnalisées. Mais le populisme punitif est moins guidé par une conception juridique, aussi irrationnelle soit-elle, que par un calcul politique : l’idée que cette stratégie rencontre et renforce un consensus au sein de la société qui se traduira en gains électoraux. Il s’agit donc d’une politisation du droit pénal à des fins électorales et populistes, dont la communication constitue un axe central (López, Avila, 2022) [5].
Briser le récit dominant
Le savoir-faire médiatique du président salavadorien est indéniable. Il gouverne pratiquement autant par et sur les réseaux sociaux qu’au niveau de l’exécutif, ne cessant de mettre en scène sa politique et ses succès. Le récit omniprésent sature l’espace visuel et réflexif, prouvant mieux que des analyses et autant que les faits sa réussite. Les images sont têtues. Elles constituent autant de démonstrations de force scénographiques qui confortent le soutien populaire.
« Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique » écrit Guy Debord, l’un des principaux théoriciens de l’Internationale situationniste (IS), dans La société du spectacle [6]. Dans le prolongement de l’analyse du fétichisme de la marchandise de Marx qu’il cherche à renouveler, il définit le spectacle comme un « rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ». La puissance et la répétition des images du pouvoir salvadorien, ainsi que leur manière d’apparaître sans réplique, sanctionnent une adhésion passive ou fervente, incapable d’éprouver la nouvelle configuration de rapports sociaux et la réalité de l’image du monde réel. Cette épreuve suppose une critique qui puisse se lier à une pratique. Il faut nommer plutôt que normaliser la violence, en dénoncer le caractère non neutre en matière de genre et de classe sociale, démonter la rhétorique viriliste et l’aura des forces armées, montrer la militarisation pour ce qu’elle est : une stratégie autoritaire de gouvernements aux abois pour organiser le contrôle social et politique.
Dans leur majorité, les Salvadoriens et Salvadoriennes respirent à nouveau, peuvent travailler et se déplacer sans crainte dans des rues qui ne sont plus accaparées par les agressions et les rançons. Ce bien légitime leur suffit pour l’instant et interdit tout autre considération. La population risque fort d’être bientôt confrontée à l’envers et aux ratés de cette « guerre réussie », de découvrir sous l’efficacité biaisée de l’action militarisée, la corruption et l’impunité, les problèmes récurrents d’oppression, de pauvreté et d’inégalités. Et sous le pouvoir de l’image, l’image du pouvoir.