Publié par Fernanda Sigüenza Vidal, Blogue Un seul monde, 9 décembre 2024
« Ni les femmes ni la terre ne sont des territoires de conquête ! ». Cet emblème des féminismes communautaires décoloniaux, particulièrement populaires en Amérique latine, souligne l’interdépendance profonde entre l’exploitation des territoires dans le système capitaliste et celle des femmes dans le système patriarcal. Dans un monde où la demande de ressources augmente constamment, l’exploitation de la nature s’accroit, tout comme le risque pour les femmes et les personnes de la diversité de vivre des situations de violence (sexuelle, domestique, économique, psychologique, etc.) près des sites d’extraction de ressources. Face à ce contexte défavorable, plusieurs défenseures du territoire et de l’environnement venant d’Argentine, du Brésil, de Colombie, d’Indonésie, du Mexique, du Guatemala, du Panama, du Pérou et des Philippines se sont réunies, en septembre 2023 dernier à Tsawout (nom traditionnellement donné par le peuple Lekwungen à l’île de Victoria) au Canada. L’objectif de cette réunion visait à échanger avec des femmes et des personnes bi-spirituelles Anishnaabe, Cri, Lekwungen, Wsánéc et Mi’kmaq sur leurs problématiques locales et globales, ainsi que sur le sens de la solidarité internationale entre les peuples autochtones face à l’extractivisme.
Dans la quête pour construire des ponts entre le Nord et le Sud en développant et entretenant un réseau solidaire de peuples autochtones qui font face à des projets extractivistes, les participant-e-s comprenant les personnes bispirituelles, les femmes autochtones et non autochtones, ont partagé leurs réflexions autour des points de convergence existants entre les luttes actuelles des femmes autochtones du Sud et les femmes des communautés au Canada.
En plus de l’engagement actif et du leadership des femmes dans la défense du territoire, deux fils transversaux ont été constamment relevés dans cette convergence, que nous détaillons dans les paragraphes qui suivent : la violence exacerbée et ciblée contre leurs corps et les corps de la diversité sexuelle et de genre, ainsi que la guérison partagée du niveau local au niveau international.
La violence partagée
La préoccupation concernant la disparition et l’assassinat de femmes et de filles autochtones au Canada, en Amérique latine et aux Philippines représente un thème commun aux femmes défenseures du territoire. Toutefois, il est rappelé que la distance entre les lieux où les femmes subissent des actes de violence n’enlève en rien les racines coloniales, machistes et racistes de ces comportements, lesquelles contribuent à perpétuer les inégalités liées aux relations de domination. A titre illustratif, la guérisseuse de la communauté maya Q’eqchi à Iximulew (nom traditionnel en maya k’iche’ du Guatemala), Lorena Kab’nal, identifie le machisme au sein des communautés autochtones comme un des facteurs communs de l’histoire de violence que beaucoup de femmes autochtones subissent.
De l’autre côté, Isabel Altamirano, Binnizá de l’isthme de Tehuantepec au Mexique et professeure à l’université de l’Alberta à Edmonton, avance que la violence de genre est directement liée aux processus de dépossession auxquels les communautés autochtones ont été soumises depuis la colonisation. Par ailleurs, cet élément est dénoncé ici autant sur l’île de la Tortue (Canada) qu’en Abya Yala (nom adopté par de nombreux peuples autochtones pour désigner l’Amérique latine). Selon ses termes :
Le corps des femmes et celui des muxes, que nous appelons les deux esprits, ont joué un rôle instrumental. La sexualité et le genre ont été des outils utilisés par le capitalisme et le colonialisme pour fragmenter nos peuples et nos nations.
Pour une autre participante, Beverly Longid, la violence à laquelle sont confrontées les femmes autochtones au Canada et en Amérique latine converge également avec la situation des femmes autochtones qui s’opposent aux mégaprojets de développement dans sa région d’origine, les Philippines, mais plus globalement dans toute l’Asie. Pour cette représentante bantok-kankanaey, il s’agit, dans de nombreux cas, d’une violence répressive exercée par les bras armés de l’État. D’autre part, ces réflexions peuvent être portées au-delà du contexte local des populations autochtones. Shanipiap, défenseure Innu de Matimekush, souligne dans ce sens le rôle joué par les États du Nord global, comme le Canada, dans la destruction des territoires des peuples autochtones dans les pays du Sud. Selon Shanipiap, la façon dont les femmes autochtones du Canada et du Québec se sont unies pour défendre leur droit à l’existence est comparable à la manière dont les femmes autochtones du Sud s’organisent et se protègent les unes les autres.
La guérison communautaire
Si la violence subie par les femmes et les filles autochtones représente un point commun entre le Nord et le Sud, leur résilience l’est tout autant. Loreisa Lepine, originaire du territoire lekwungen de Tsawout, souligne le rôle majeur des femmes et des personnes bispirituelles dans la guérison communautaire, tant au Canada que dans le Sud. Dans le même ordre d’idées, Alex Wilson, personne deux esprits de la nation Crie Opaskwayak et professeure à l’université de Saskatchewan, remarque que la résistance fait désormais partie de l’identité de nombreux peuples autochtones. Le besoin constant d’affirmer leur existence devient donc une partie indispensable de la construction de personnes Autochtones. En ce sens, Alex affirme qu’il reste encore beaucoup de choses à apprendre les uns des autres, entre les peuples autochtones du Nord et du Sud, et de nombreuses stratégies à communiquer.
La sagesse que l’on trouve au contact du territoire se transmet progressivement à d’autres lieux physiques, mentaux et émotionnels. C’est ainsi que Lucía Ixchiú, défenseure du territoire maya K’iché, expose l’importance du partage d’histoires de violence et de dépossession avec d’autres personnes ayant vécu des expériences similaires. Elle souligne cette narrativité comme un point de rencontre crucial entre les femmes des peuples autochtones du monde et les différentes sagesses qu’elles gardent.
De plus en plus de jeunes accompagnent la défense de leurs territoires en s’appropriant l’histoire de leurs communautés. Cela représente, pour Damaris Sánchez, défenseure panaméenne de l’eau et de l’environnement, un point de convergence incontestable entre le Sud et le Nord. Dès lors, ce partage intergénérationnel serait non seulement un symbole de résilience, mais aussi de guérison intergénérationnelle au sein de différents territoires.
Ixina Kab’nal, jeune défenseure territoriale maya Q’eqchí témoigne par ailleurs du leadership des femmes autochtones sur la voie de la guérison intergénérationnelle au Nord comme au Sud. En effet, son travail au sein du réseau des guérisseuses ancestrales du féminisme communautaire à Iximulew (Guatemala), lie à la fois le corps, le territoire et la Terre. Il vise ainsi à la transmission des stratégies de protection mutuelle face à la violence sexiste, raciste, coloniale subie par le corps et l’esprit des femmes des communautés natives, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des communautés. De cette façon, le réseau revendique « la guérison politique comme une nécessité » en réinstallant les femmes dans l’espace public en leader communautaire.
Conclusion
Pour conclure, si la violence et la dépossession unissent les femmes autochtones du Nord et du Sud, la résistance et la guérison communautaires agissent également comme des éléments unificateurs fondamentaux. Dans un monde toujours plus impacté par les changements climatiques, les violations des droits humains, la xénophobie et la montée de l’extrême droite, les femmes et les personnes bispirituelles se positionnent à la tête des luttes pour la défense du territoire. En effet, ces dernières font preuve de leadership, de résilience, de solidarité et de bienveillance, nous poussant ainsi à nous interroger sur nos perceptions et nos façons de répondre à ces défis.
Tenir compte de cette pluralité d’action, ne serait-ce pas un premier pas pour guérir le monde ?
Source : https://ieim.uqam.ca/les-femmes-autochtones-et-la-defense-du-corps-et-du-territoire/