Écrit par Mariángeles Guerrero, Tierra Viva, 14 février 2025
En Argentine, les régions de Corrientes, Neuquén, Entre Ríos et Córdoba ont vu des milliers d’hectares détruits par le feu. Tout comme dans le Chubut et le Río Negro, on retrouve des schémas communs : monocultures d’arbres, pressions exercées par les entreprises pour s’approprier les terres et une activité gouvernementale douteuse. Par ailleurs, dans toutes les provinces, l’organisation communautaire pour éteindre les incendies et aider les personnes touchées se répète.
En 2025, 44 jours d’incendie ont suffi pour brûler 14 000 hectares à Neuquén et 94 000 à Corrientes. Ces pertes s’ajoutent aux 80 000 hectares dévastés par le feu à Córdoba en septembre dernier. Des incendies ont également été enregistrés à Entre Ríos ces derniers jours. Dans ces provinces, comme dans celles de Chubut et de Río Negro, le même schéma se répète : spéculation foncière, absence de l’État (ou complicité), et les communautés se retrouvent seules à lutter contre les flammes. Jorge Nahuel, de la Confédération mapuche de Neuquén, explique : « Ils font des descentes dans les communautés pour chercher les soi-disant responsables de tout ce désastre, mais il n’y a pas d’autre responsable que l’État. Et la communauté défend son territoire contre les incendies par ses propres moyens ».
En 2024, le budget du programme du système national de gestion des incendies a été sous-exploité : seuls 26 % des fonds totaux ont été utilisés. Au cours de la dernière semaine de l’année, le gouvernement a ordonné, par le biais du décret de nécessité et d’urgence 1136/2024, que ces fonds soient transférés du ministère de l’Environnement au ministère de la Sécurité. Après ce changement, la politique d’ajustement s’est poursuivie : pas un seul peso n’a été dépensé en janvier. Ce n’est que la première semaine de février, alors que les images d’une Patagonie en flammes étaient diffusées sur toutes les chaînes de télévision, que les 75 premiers millions de pesos ont été alloués.
Qu’est-ce qui motive la décision de ne pas financer l’outil de prévention et de lutte contre les incendies ? César Carballo est membre de l’organisation communautaire La Minga, de la ville de Charbonier, située à 100 kilomètres au nord de la ville de Córdoba. Il définit la situation comme la somme « d’incendies intentionnels, d’un État qui ne réagit pas et d’une entreprise privée qui prime et qui semble être le droit au-dessus de tous les droits ».
Corrientes : des prairies en feu
Entre le 1er janvier et le 8 février, 94 176 hectares ont brûlé dans la région de Corrientes. La zone la plus touchée est la prairie : 35 000 hectares de ce biome ont été perdus dans le centre-sud de Corrientes, selon les données fournies par Ditmar Kurtz, du secteur des ressources naturelles de la station expérimentale agricole de Corrientes de l’INTA, dans une interview accordée à Radio Sudamericana. Une enseignante rurale, Cindia Mendoza, est décédée lundi 10 dans la région d’Alem Cué, près de Mercedes, alors qu’elle luttait contre l’incendie.
Cristian Piris, de l’organisation socio-environnementale Guardianes del Iberá, a expliqué à Tierra Viva que les incendies sont dus à « l’avancée systématique de l’accaparement des terres par le feu ». Il considère que les incendies sont perçus comme « un événement climatique, mais la réalité est qu’à notre époque, les hommes d’affaires qui ont des intérêts dans des terres qui ne sont pas utilisées pour la production, utilisent le feu comme une excuse pour être en mesure de générer leurs affaires sur ces terres ».
Il mentionne qu’une autre cause de la propagation des incendies est la monoculture de pins et d’eucalyptus. Dans la province, 63 % de la superficie plantée (322 801 hectares) correspond à cette activité qui, souligne Piris, assèche les zones humides, génère beaucoup de matière végétale sèche et encourage le brûlage des zones humides, des pâturages et des forêts indigènes. Les terres sont alors disponibles pour l’élevage, la sylviculture et, plus récemment, l’immobilier.
Dans l’Entre Ríos, des incendies se sont également déclarés dans les départements de Concordia et de Chajarí, dans la zone côtière du fleuve Uruguay. Les incendies sont également liés à la monoculture de pins et d’eucalyptus. « La plupart des incendies ont touché des hectares de ces monocultures. L’État, au lieu de miser sur une plus grande protection des territoires face à la possibilité d’incendies, a abrogé la loi sur le bois, donnant ainsi un coup de pouce aux monocultures de ces arbres exotiques qui assèchent les territoires (ils consomment beaucoup d’eau) et sont comme une boîte d’allumettes parce qu’ils s’enflamment rapidement », a déclaré à Tierra Viva Facundo Scattone Moulins, de l’organisation Nodo Brote Nativo (Concordia).
La « loi sur le bois » a été abrogée par l’Assemblée législative d’Entre Ríos en 2018. Sanctionnée en 2007 à la suite de la lutte socio-environnementale contre l’usine de pâte à papier Botnia, elle interdisait la vente de bois aux entreprises de pâte à papier cellulosique qui génèrent des déchets polluants. L’abrogation de la loi « a découragé l’industrie du bois, qui a brusquement chuté à la suite d’une reprimarisation provinciale du secteur, favorisant l’augmentation des plantations », explique-t-il.
Depuis Corrientes, Piris décrit : « Avec les incendies, les zones touchées perdent tous les services écosystémiques qui pourraient leur conférer une valeur en tant que terres protégées ». L’organisation Defensores del Pastizal (Défenseurs des prairies) a expliqué dans un communiqué diffusé sur les réseaux sociaux que « les zones humides et les prairies sont de grands puits de carbone, des réservoirs de biodiversité et un élément fondamental de l’équilibre environnemental ».
À Corrientes, des incendies de grande ampleur se produisent depuis au moins 2020. En 2022, selon Defensores del Pastizal, plus d’un million d’hectares (dix pour cent de la superficie de la province) ont été perdus. Cependant, il n’existe actuellement aucune donnée officielle sur les pertes causées par les incendies et les mesures à prendre par la province (gouvernée par le radical Gustavo Valdés).
Les départements les plus touchés (selon les chiffres de Kurtz) sont ceux des régions centrale, méridionale et orientale. Curuzú Cuatiá (30 500 hectares) est le département qui a le plus brûlé, suivi de Mercedes (11 000), Paso de los Libres et San Martín (9 900). Le reste est réparti dans les départements d’Empedrado (4 000), San Luis del Palmar (3 500), Sauce (3 300) et Ituzaingó (3 200).
Face à cette situation, ce sont les pompiers volontaires, organisés dans chaque localité, qui s’occupent davantage du feu depuis 2022.
Elle a également pointé du doigt l’agro-industrie, l’industrie forestière et les législateurs de Corrientes comme étant « les principaux lobbyistes contre les lois de protection de l’environnement », pour ne pas avoir soutenu la loi sur les zones humides à l’époque et pour avoir approuvé le régime d’incitation pour les grands investissements (RIGI) en septembre dernier. Ils ont également souligné que les incendies affectent les petits producteurs, les communautés locales et les espèces menacées d’extinction telles que la grive jaune.
Neuquén : les communautés mapuches veillent sur le territoire
Le sud-ouest de Neuquén, et plus précisément la région de Junín de los Andes, est gravement touché par les incendies. « La cause d’un tel incendie réside dans l’inopérance de l’État, qui n’a pas su assumer ce qui était de notoriété publique, à savoir qu’au cours d’un été de forte chaleur, la possibilité d’un incendie de ces caractéristiques était totalement prévisible », déclare Jorge Nahuel, de la Confédération mapuche.
Il souligne que l’État national « s’est complètement désolidarisé de la question » et « a laissé l’État provincial dans un état de quasi-abandon ». « C’est très cohérent avec toutes les barbaries que ce gouvernement a engendrées, comme le négationnisme sur le changement climatique, la réduction des programmes destinés aux politiques de prévention et la non-exécution du budget prévu », estime-t-il.
Il ajoute : « Mettre Patricia Bullrich à la tête du Système national de gestion des incendies est un véritable simulacre de nature, car s’il y a quelqu’un qui se désintéresse de la préservation de l’écosystème de la région, c’est bien Patricia Bullrich ».
L’inaction de l’État national n’exonère pas, selon Nahuel, la province, gouvernée par Rolando Figueroa (de la force politique provinciale Neuquinizate), de sa responsabilité. « Ils sont conscients du manque de financement de l’État national et auraient dû prévoir leur propre politique de prévention. Mais ils ont réagi alors qu’il y avait déjà une semaine d’incendies », dénonce-t-il.
Quant aux causes des incendies, il déclare : « Les spéculateurs immobiliers de Patagonie font d’excellentes affaires avec ce drame que nous subissons ». Il explique que les principaux centres touristiques se trouvent dans les contreforts et que des villes comme San Martín de Los Andes et Villa La Angostura ont besoin de s’étendre. « La seule façon de s’étendre est de faire disparaître la forêt, car les réglementations sont très strictes à cet égard. Et tout disparaît lorsqu’il y a un incendie », explique-t-il.
À Neuquén aussi, la monoculture de pins exotiques pose problème. Nahuel explique que l’organisme public Corporación Forestal de Neuquina (Corfone) reproduit l’espèce de pin ponderosa, qui absorbe une quantité excessive d’eau et est très combustible. « Nous avons fait campagne pour éradiquer la monoculture de ce pin, mais nous n’y sommes pas parvenus, car elle est très soutenue par l’État », dénonce-t-il.
Comme à Río Negro et à Chubut, l’État provincial a également cherché à criminaliser et à rendre les Mapuches responsables des incendies. C’est ce qu’a dénoncé la Confédération Mapuche de Neuquén, qui a rejeté les déclarations de la secrétaire provinciale aux urgences et à la gestion des risques, Luciana Ortiz Luna, au sujet d’« infiltrés violents » dans le village de Linares.
Linares et Chiuquilihui sont les deux communautés mapuches qui vivent dans la région. À elles deux, elles comptent environ 400 familles qui vivent de l’élevage à petite échelle. « Après l’incendie, tous les pâturages d’été seront dévastés. Les communautés se sentent totalement impuissantes, livrées à elles-mêmes, et c’est pourquoi elles ont dû organiser leur propre brigade de pompiers », ajoute Nahuel.
Córdoba: l’urbanisation en échange de la forêt vierge
Depuis Córdoba, César Carballo estime que « tout ce qui se passe aujourd’hui en Patagonie est, en gros, la même chose que ce qui s’est passé ici ». Et il explique : « Ils cherchent des boucs émissaires, comme ils l’ont fait ici. La police est contre les gens et du côté des riches, comme toujours. Les intérêts économiques sont derrière les incendies ». Il souligne que le secteur privé a intérêt à pouvoir utiliser ces terres, ce sol. A Córdoba, en particulier, cet intérêt est lié à la spéculation immobilière et à la construction de l’autoroute de montagne qui fait partie du Plan Iirsa-Cosiplan. Comme à Neuquén et Corrientes, l’absence de politique nationale a été aggravée par l’inaction du gouvernement de Martín Llaryora (PJ).
Quatre mois après l’incendie qui a touché le nord de Córdoba, M. Carballo affirme que le problème auquel la population est confrontée aujourd’hui est d’ordre environnemental. En octobre et novembre, il a plu : l’eau a entraîné des cendres et des sédiments dans les rivières. En raison de la disparition de la forêt indigène, il n’y a pas de rétention d’eau, ce qui provoque une crise de l’eau dans la région de Capilla del Monte, Charbonier et San Marcos Sierras. La rivière de San Esteban s’est également asséchée.
« Il n’y a pas encore de signes de vente de parcelles dans les zones incendiées, mais nous savons que l’on s’en approche », affirme M. Carballo. Il ajoute que les zones touchées par les incendies de 2020, tant à Capilla del Monte qu’à Charbonier, sont aujourd’hui loties et que des maisons y ont été construites.
Il précise également que ce changement d’occupation du sol est lié à l’extension de la zone métropolitaine de Cordoue. La périphérie de la ville constitue la première couronne. La deuxième est constituée par les Sierras Chicas et la troisième par la zone de Capilla del Monte. Dans des villes comme Charbonier, où vivent aujourd’hui 1 300 personnes, on estime qu’il pourrait y avoir jusqu’à 15 000 habitants en 2040.
Une situation similaire s’est produite il y a quelques années dans des villes comme Unquillo et Villa Allende, également proches de la capitale Cordoue. « Il y avait régulièrement des incendies de ce côté des sierras, sur des hectares et des hectares. Et maintenant, tout est peuplé, ce sont des villes », explique-t-il.
« La logique du pouvoir politique et du pouvoir économique est la même. Et je pense que la logique et les outils dont disposent les gens sont également les mêmes : des brigades communautaires, des brigades autogérées et des personnes qui les accompagnent. C’est bien, parce qu’il n’y a rien d’autre : aujourd’hui, nous sommes absolument orphelins de l’État. Non seulement l’État est hors jeu, mais parfois il est même l’ennemi, qui est clairement là pour faire du business avec les entreprises privées », conclut-il.
« Il s’agit d’un plan systématique de progression de la forêt, et c’est l’une des rares régions où il reste encore des forêts indigènes. Les incendies de l’ampleur de ceux que nous voyons aujourd’hui n’existaient pas auparavant. Aujourd’hui, nous voyons le déploiement et la propagande qui sont mis en place chaque fois qu’il y a un incendie pour rien, pour qu’il ne puisse pas être arrêté, pour qu’il puisse continuer à avancer et à brûler », dit-il.
Dans le contexte de l’impact environnemental des incendies, les voisins continuent de se rencontrer et de participer. Trois brigades ont été envoyées de Cordoue à El Bolsón, où elles ont collecté des objets et de l’argent pour faire des dons. Pour M. Caraballo, l’important est de sauver et de rendre visible la communauté. « Il y a des gens qui ont leur travail, leur famille, leurs enfants, tout ce qu’ils ont, et qui ont décidé de faire un voyage supplémentaire pour aider », explique-t-il.
Source : https://agenciatierraviva.com.ar/los-intereses-economicos-estan-detras-de-los-incendios/