Isabelle Hachey |
(Ciudad Juárez, Mexique) Il n’y a pas de photos de chats perdus collées sur les réverbères de Ciudad Juárez. Mais il y a celles des filles perdues. Des dizaines de jeunes femmes portées disparues, depuis des jours ou des mois, et dont les avis de recherche tapissent les vitrines, les poteaux et les boîtes aux lettres de la ville de tous les dangers.
Bien avant que Juárez ne devienne l’épicentre de la guerre de la drogue au Mexique, la ville frontalière était tristement célèbre pour le nombre astronomique de femmes qui y ont été assassinées. Depuis 1995, au moins 400 femmes ont été victimes de ce que les militants n’hésitent pas à qualifier de «féminicide».
L’hécatombe n’a jamais pris fin. Au contraire, de plus en plus de femmes disparaissent. Sauf qu’aujourd’hui, ces meurtres largement impunis se perdent dans un chaos plus général qui fait de Juárez la ville la plus violente du monde.
Justice déficiente
Marisela Escobedo a cherché sa fille Rubi pendant des mois. Elle a placardé sa photo aux quatre coins de Juárez. En juin 2009, le corps de sa fille, démembré et brûlé, a été retrouvé au milieu de carcasses de porcs dans un dépotoir illégal.
Pour Mme Escobedo, ça ne pouvait pas être la fin de l’histoire. Devant l’inaction des autorités, elle a mené sa propre enquête, raconte son amie, Imelda Maruffo. «Elle disait qu’elle n’aurait aucun repos tant qu’elle n’aurait pas trouvé le meurtrier de sa fille.»
C’est plutôt le meurtrier qui l’a trouvée, elle.
Le 16 décembre dernier, Mme Escobedo manifestait devant les bureaux du gouverneur de l’État de Chihuahua pour exiger l’arrestation de l’assassin de Rubi quand un homme s’est approché d’elle et lui a tiré une balle dans la tête.
Le tueur court toujours. Il s’agit fort probablement de Sergio Barraza, qui avait été relâché par un tribunal, en avril, en dépit du fait qu’il avait avoué le meurtre de Rubi. Il avait même révélé l’endroit où son corps pouvait être récupéré.
Mme Escobedo n’avait jamais lâché prise. Elle avait fini par obtenir la condamnation de Barraza. Elle avait même découvert qu’il s’était enfui dans un autre État. Mais rien n’avait été fait pour l’arrêter.
Alors, la mère de 52 ans s’était plantée devant les bureaux du gouverneur en jurant qu’elle y resterait tant qu’il n’y aurait pas de progrès dans le dossier de sa fille. Trois jours après, elle était morte.
Culture d’impunité
La triste histoire de Marisela Escobedo est représentative du «système de justice déficient et corrompu» qui permet aux criminels d’agir en toute impunité, dénonce Mme Maruffo.
Il n’y a jamais eu d’explication claire à l’épidémie de meurtres de femmes à Juárez. Hollywood les a attribués à un tueur en série. D’autres montrent du doigt la violence familiale ou les cartels de la drogue, qui trempent aussi dans la prostitution.
Mais pour Mme Maruffo, féministe militante, «la culture d’impunité est à la base du problème». Les criminels ont l’assurance de pouvoir enlever, violer et tuer sans jamais se faire prendre.
Selon le groupe Justice pour nos filles, «rien qu’en 2010, une femme a été tuée toutes les 24 heures dans l’État de Chihuahua, principalement parce qu’elle était une femme». La vaste majorité des meurtres n’ont jamais été résolus, encore moins punis.
«Des preuves ont été perdues ou brûlées, ce qui laisse croire qu’il y a une main noire derrière ces crimes», explique l’écrivaine et poétesse Arminé Arjona.
Plusieurs militantes soutiennent en effet que la police n’a jamais levé le petit doigt parce que les autorités étaient impliquées dans ces meurtres. Ou parce qu’elle craignait des représailles de la part des cartels. Ou les deux.
D’autres pensent que les autorités ne se sont tout simplement pas souciées des victimes parce qu’elles étaient pauvres.
«Plusieurs d’entre elles se ressemblaient, dit Mme Arjona. Elles avaient des lèvres pleines et de longs cheveux. Elles étaient jeunes et très belles. Souvent, elles travaillaient dans les maquiladoras» – les usines d’assemblage qui ont proliféré à Juárez après la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain, en 1994.
«On a dit que Juárez était un laboratoire de l’avenir, poursuit Mme Arjona. Dans les premières maquiladoras, 80% des employés étaient des femmes. Elles ont pu gagner leur propre vie.» Du même coup, elles ont défié la culture machiste du Mexique. «Cela a créé beaucoup de ressentiment envers elles.»
Violence arbitraire
«Aujourd’hui, le féminicide se fond dans la violence généralisée qui sévit dans notre ville», dit Mme Arjona.
Le 6 janvier, son amie Susana Chavez a été tuée. Trois adolescents, soûls et drogués, l’ont étranglée avant d’abandonner son corps dans une rue du centre-ville. Ils ont coupé sa main pour faire croire que le meurtre était lié au crime organisé.
«La police n’a eu qu’à suivre la traînée de sang qui menait du corps jusqu’à l’appartement de l’un des adolescents. Ils étaient tellement drogués qu’ils avaient oublié de se débarrasser de la main», dit-elle.
Ironie du sort, Susana Chavez, elle-même militante, avait tenté d’attirer l’attention sur le meurtre de centaines de femmes dans sa ville. C’est elle qui avait lancé le slogan «Pas une mort de plus», devenu populaire dans les manifestations à Juárez.
Mais contrairement à Mme Escobado, son meurtre n’était pas lié à son action. Pas plus qu’au crime organisé. Comme des milliers d’autres – hommes et femmes -, elle a été victime de la violence pure et arbitraire qui secoue désormais Juárez.