Les femmes autochtones du Guatemala utilisent le principe des obligations extraterritoriales pour tenir les entreprises responsables de la violence et pour créer des précédents importants en matière de droits humains.
En Amérique latine, le rôle des femmes autochtones, afro-descendantes, garifuna et paysannes dans la défense de la vie, de la terre, du territoire et de l’environnement est de plus en plus visible. Les voix des femmes se sont renforcées à mesure que des projets du secteur extractif se sont installés dans leurs communautés sans consentement libre, préalable et éclairé, entraînant la dépossession des terres, la perte de moyens de subsistance et l’expulsion des communautés. Souvent, les droits des femmes ne sont pas protégés par l’État et elles sont victimes de la violence de genre lorsqu’elles défendent leur territoire. Les femmes défenseures des droits humains sont confrontées à différents types de résistance et de violence liées au sexisme et aux stéréotypes de genre. Cela implique qu’elles doivent remettre en question le statu quo sur plusieurs fronts.
Dans la région d’Izabal au Guatemala, 11 femmes mayas q’eqchies ont été violées et agressées sexuellement, pendant une série d’expulsion forcée, par des gardes de sécurité de la compagnie privée Skye Resources Inc, aujourd’hui partie de Hudbay Minerals, une compagnie minière canadienne. Les femmes autochtones soutiennent que les expulsions des terres sont survenues dans le contexte du conflit territorial entre les communautés autochtones et Hudbay Minerals. La journée qu’elles ont subi les attaques, ces femmes avaient décidé de rester dans leur maison en guise de résistance à cette tentative de les forcer à quitter leurs terres. À ce moment, il y avait que des femmes et des enfants dans la communauté.
Ce cas a des racines historiques et structurelles profondes. La dépossession des terres des communautés mayas et les agressions sexuelles envers les femmes autochtones s’inscrivent dans un processus continu de violence dans l’histoire du Guatemala. Pendant le conflit armé (1960-1996), les corps militaires utilisaient la violence sexuelle contre les femmes autochtones comme arme de guerre avec l’objectif de détruire les tissus sociaux des communautés autochtones et de marquer symboliquement l’appropriation des territoires des communautés par l’armée. Le cas du « Lote Ocho » met en évidence les liens symboliques et politiques qui existent entre le passé et le présent, entre le territoire, les corps des femmes autochtones et le tissu social collectif du peuple maya. Il montre également que les logiques patriarcales et racistes sont toujours présentes au Guatemala. Les femmes d’aujourd’hui souffrent des mêmes formes de violence que dans le passé, mais elles sont désormais perpétrées par de nouveaux acteurs, tels que les agents de sécurité privés.
Plusieurs femmes autochtones du Guatemala perçoivent le système de justice comme quelque chose de distant en terme géographique, culturel, économique et linguistique. Les grands intérêts économiques des projets miniers et l’influence qu’ils peuvent exercer sur les autorités locales font en sorte que les femmes n’ont plus confiance en l’indépendance et l’impartialité des décisions prises par les tribunaux et par les procureurs locaux. C’est pourquoi en 2012 les femmes autochtones ont cherché justice dans les tribunaux canadiens. Le fond de leur demande est que l’entreprise minière canadienne a fait preuve de négligence, car elle savait que sa filiale au Guatemala confiait la sécurité du projet à une société privée qui n’avait pas l’autorisation légale d’opérer de cette manière. Par exemple, la filiale n’avait pas les permis requis pour utiliser et porter des armes à feu. Les demanderesses ont également fait valoir qu’il était bien connu dans le domaine public que les chefs de la sécurité privée étaient impliqués dans des structures criminelles, dans le trafic d’armes et dans le narcotrafic.
Le tribunal provincial de l’Ontario a déterminé que l’entreprise minière pouvait être jugée au Canada pour sa responsabilité légale en ce qui concerne les actes de violation des droits humains commis par sa filiale à l’étranger, incluant le viol de 11 femmes maya q’eqchies. Cette décision juridique établie un précédent important.
Le cas a pu être porté devant les tribunaux canadiens grâce au principe des obligations extraterritoriales des États en matière de droits humains. En conformité avec ce principe, l’État a des obligations quant au respect des droits humains par des agents non-étatiques sous sa juridiction, incluant des entreprises transnationales qui opèrent à l’extérieur de son territoire. Ce principe à le potentiel d’élargir l’accès à la justice pour les victimes de transgressions liées aux sociétés transnationales, en particulier lorsque les recours sont limités dans le pays d’accueil (c’est-à-dire l’État dans lequel la société opère, par opposition à l’État d’origine où elle est constituée). Bien entendu, il faut encore que les tribunaux nationaux et les mécanismes internationaux mettent en application ces principes juridiques.
Au niveau national, le système de justice guatémaltèque a pris des mesures importantes contre l’impunité dans des cas relatifs au conflit armé. L’un de ces cas était Sepur Zarco, le premier à traiter des droits des femmes et de la violence sexuelle. Sa condamnation et son plan de réparation ont créé un précédent important et inspirant pour les femmes q’eqchie du cas « Lote Ocho ». Ce triomphe, et le fait d’avoir rencontré et partagé avec les femmes du groupe Las Abuelas de Sepur Zarco, ainsi qu’avec d’autres femmes victimes de violences sexuelles, « […] leur a donné la force de dire : “nous allons faire la demande ici au Guatemala” », malgré les défis qui persistent au niveau national. En plus du procès au Canada, elles travaillent maintenant à présenter leur cas devant les tribunaux nationaux.
Le 22 janvier 2020, les femmes de l’affaire « Lote Ocho » ont fait un pas de plus dans leur quête de justice devant les tribunaux canadiens : la Cour supérieure de justice du Canada a confirmé que les demanderesses pouvaient présenter de nouvelles preuves et des détails sur l’affaire en cours. Le tribunal « a confirmé que les plaignantes peuvent poursuivre Hudbay, et elles le font, non seulement pour les violations commises par le personnel de sécurité de la société minière, mais aussi pour les violations commises en même temps par la police et l’armée guatémaltèques ». Cela est pertinent, car cela signifie que les femmes autochtones peuvent fournir des informations sur les attaques qui auraient été perpétrées par l’armée et la police guatémaltèques, qui jouissent d’une impunité presque totale au niveau national au Guatemala. Les femmes ont déjà été intimidées et menacées dans leur quête de justice dans cette affaire, mais on ne sait pas encore à quels autres défis elles devront faire face.
Transformer les relations de pouvoir pour les femmes autochtones à travers des alliances solidaires
Le cas du « Lote Ocho » est le résultat d’un processus de dialogue, d’analyse et de soutien psychosocial entre les femmes autochtones et les organisations féministes et de défense des droits humains nationales et internationales (notamment Mujeres Transformando el Mundo, Equipo de Estudios Comunitarios y Acción Psicosocial et Rights Action). La base de ces alliances a été l’échange d’expériences, le travail conjoint et la complémentarité de l’expertise et des connaissances entre les participantes, tout en continuant de donner la priorité aux femmes autochtones et à amplifier leurs voix. Ces alliances ont contribué à modifier les relations de pouvoir des femmes autochtones avec les institutions publiques, l’État et les entreprises commerciales. Ces alliances reflètent également l’activisme des femmes autochtones, qui maintiennent une résistance forte et multiforme face à la violence à leur encontre.
Par Andrea Bolaños Vargas & Andrea Suárez
Photo : Global Open Rights