25 mai 2021
Un accord défendu par le président brésilien d’extrême droite, Jair Bolsonaro, et financé par deux fonds canadiens est « illégal », affirment les syndicats qui le contestent devant les tribunaux.
Par Jesse Freeston & Martin Lukacs
Deux des plus grands fonds de pension canadiens ont investi dans une importante opération de vente des services publics de distribution d’eau au Brésil, menée par le président d’extrême droite Jair Bolsonaro. Les syndicats brésiliens et les groupes de défense des droits humains contestent cette opération devant les tribunaux après avoir affirmé qu’elle a été menée en violation des lois nationales.
L’opération de privatisation est financée à hauteur d’environ 900 millions de dollars par l’Office d’investissement du régime de pensions du Canada (OIRPC) et l’investisseur du fonds de pension de l’Alberta (Alberta Investment Management Corporation), AIMCo, selon leurs documents d’entreprise et leurs dernières déclarations à la presse brésilienne.
La volonté de vendre le service public de distribution d’eau le plus important et le plus rentable du pays, qui dessert 30 municipalités et une population de 13 millions d’habitant.e.s dans l’État de Rio de Janeiro, a également reçu le soutien diplomatique du gouvernement canadien.
Les syndicats s’attendent à ce que la privatisation entraîne une hausse du prix de l’eau, une détérioration du service dans les quartiers défavorisés et le licenciement de 3 500 travailleurs du secteur public.
Une grande partie de la compagnie des eaux a été achetée aux enchères en avril par la société privée brésilienne Iguá Saneamento, dont l’offre a été soutenue par des investissements de l’OIRPC en mars et d’AIMCo en 2018, ce qui a permis aux fonds canadiens de détenir une participation conjointe de 85 %.
Jair Bolsonaro, dont la popularité s’est effondrée alors que le nombre de décès dus à la COVID-19 au Brésil est devenu le plus élevé par habitant de l’hémisphère occidental, a personnellement frappé le marteau pour clore la vente aux enchères contestée.
« Ce moment marquera l’histoire du Brésil« , a-t-il annoncé depuis le podium de la Bourse de São Paulo, après être arrivé accompagné de soldats armés.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2019, Bolsonaro a fait de la privatisation une pièce maîtresse de son agenda politique, ciblant toutes les entreprises et les infrastructures publiques, y compris le réseau de services d’eau du Brésil.
L’année dernière, il a défendu une loi qui contraint les municipalités à mettre en vente les services d’eau en cas de nouveaux contrats ou de renouvellement de contrats, une mesure que le délégué commercial du Canada au Brésil a saluée comme constituant « un marché prometteur pour les entreprises canadiennes. »
Ni Affaires mondiales Canada (Global Affairs Canada) ni le Service des délégués commerciaux du Canada n’ont répondu à une demande de commentaires.
À la Bourse de São Paulo, Jair Bolsonaro était accompagné du ministre de l’Économie, Paulo Guedes, l’architecte de son programme de privatisation et ancien membre des célèbres « Chicago Boys ». Ce groupe d’économistes de droite a conseillé la dictature meurtrière d’Augusto Pinochet au Chili pour la privatisation des entreprises publiques dans les années 1970 et 1980.
La plus grande banque d’investissement d’Amérique latine, BTG Pactual, qui a été cofondée par Paulo Guedes et est poursuivie pour l’acquisition frauduleuse d’actifs publics sous le gouvernement Bolsonaro, a représenté la société canadienne en tant que courtier lors de la vente aux enchères.
« Je tiens à remercier les investisseurs pour leur confiance dans le programme« , a déclaré Paulo Guedes à la Bourse. « Et je veux remercier le gouverneur d’avoir eu le courage de lancer la première grande privatisation de notre programme de transformation sociale.«
Quelques heures auparavant, l’assemblée législative de l’État de Rio de Janeiro avait voté l’arrêt de la vente aux enchères, mais le gouverneur par intérim et allié de Bolsonaro, Cláudio Castro, a annulé la décision par décret et ordonné sa tenue.
« Nous estimons que la transaction est illégale« , a déclaré Maximiliano Garcez, un avocat représentant le syndicat brésilien des travailleurs de l’eau de Rio de Janeiro et le syndicat des ingénieurs de l’État, qui contestent la vente devant les tribunaux. « Il s’agit non seulement d’une violation du droit à l’eau et à l’assainissement de qualité, mais aussi de l’État de droit« .
« Il est tout à fait choquant que des pays qui se considèrent comme progressistes tentent de profiter de la disparition de la démocratie au Brésil« , a déclaré Garcez.
L’OIRPC gère plusieurs centaines de milliards de dollars de fonds de pension au nom de 20 millions de retraités canadiens, mais a été critiqué pour avoir financé des projets qui alimentent la crise climatique et les violations des droits humains.
L’année dernière, le député néo-démocrate Alistair MacGregor a présenté un projet de loi à la Chambre des communes visant à ajouter des directives d’investissement éthique au mandat de l’OIRPC, mais le projet de loi a été rejeté par les libéraux et les conservateurs en mars.
« Je considère que l’eau potable et l’assainissement sont des droits humains et qu’à ce titre, ils doivent rester entre les mains du public« , a déclaré M. MacGregor après avoir pris connaissance de l’investissement brésilien. « Je pense que si mon projet de loi avait été adopté, il aurait été difficile pour l’OIRPC d’aller de l’avant avec ce projet.«
Un porte-parole de l’OIRPC a refusé de répondre aux questions de The Breach, mais a fourni un commentaire écrit.
« L’opportunité d’investir dans une entreprise qui peut répondre à la forte demande pour une amélioration des services d’eau et d’assainissement au Brésil correspond bien à notre portefeuille diversifié d’infrastructures mondiales« , a-t-il déclaré. « En bénéficiant d’investissements extérieurs, le Brésil peut étendre et améliorer la qualité de ses services d’assainissement et d’eau beaucoup plus rapidement, au service de nombreuses communautés dans le besoin.«
Le rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’eau a déclaré l’année dernière que la privatisation de services vitaux comme l’eau « exclut les populations défavorisées et peut entraîner des violations des droits humains« .
De précédents investissements de l’OIRPC ont provoqué des protestations, notamment des participations dans deux entreprises américaines qui exploitent des prisons privées de détention de migrants sous Donald Trump. Le fonds de pension a discrètement vendu sa participation en 2019 suite au scandale public.
« L’OIRPC n’a qu’un seul mandat, celui de maximiser le taux de rendement de son portefeuille, sans aucune restriction sur la manière de le faire« , a déclaré Kevin Skerrett, chercheur sur les régimes de retraite au Syndicat canadien de la fonction publique, qui a demandé au régime de retraite de se désinvestir du régime brésilien.
« Les huit plus grands fonds de pension au Canada gèrent actuellement 1,75 trillion de dollars d’investissements sur les marchés mondiaux, et même si nous ne regardons pas les fonds de pension avec la même suspicion que nous réservons à Goldman Sachs, ils ne fonctionnent pas du tout différemment.«
Source: The Breach