Quatre mois après le début de la grande grève nationale, la situation des droits humains en Colombie reste critique. La situation est grave principalement en raison de la violence étatique incessante et de l’intransigeance du gouvernement d’Iván Duque face aux revendications de la population. Nous avons recueilli les témoignages de militant.e.s et de défenseur.e.s des droits humains afin d’obtenir un aperçu de la situation dans différentes régions du pays.
Le Comité pour les droits humains en Amérique latine, CDHAL, s’est entretenu avec des militant.e.s et des dirigeants sociaux en Colombie pour aborder la situation actuelle, quatre mois après le début de la grande grève nationale.
César Santoyo est l’un des dirigeants du collectif de défense des droits humains Orlando Fals Borda, groupe activiste qui a reçu des menaces à plusieurs reprises. Il décrit la gravité des violations des droits des manifestant.e.s aux mains du gouvernement.
Nous devons reconnaître ponctuellement le travail très important, voir incessant, qui a été réalisé sur le territoire national en Colombie durant les 4 derniers mois. On parle d’une mobilisation, d’une explosion sociale très importante qui nous dévoile la réalité d’un pays en alerte rouge. Une grève nationale qui a malheureusement donné naissance à plusieurs situations très graves. Parmi ces épisodes, il y a l’assasinat de 87 personnes dans le contexte actuel de grève, soit, du 28 avril à aujourd’hui. Il y a, apparemment, 106 victimes de violences sexuelles, même si nous sommes sûr.e.s qu’il s’agit d’un chiffre sous-estimé, car il est certainement en dessous de ce qui se passe réellement. Il y a aussi 1905 personnes blessées, 88 d’entre elles ont perdu leur capacité oculaire dans un ou les deux yeux; 105 de ces personnes ont été blessées par des armes à feu. De plus, 326 personnes défenseur.e.s des droits humains ont été attaquées dans le cadre de la mobilisation sociale. Tout cela a également eu un impact négatif sur les dénonciations que nous avons faites en tant que défenseurs et défenseuses des droits humains.
Malgré tous ces macabres chiffres, le gouvernement national a ignoré les dénonciations et les alertes que nous avons lancés. Malheureusement, à l’heure actuelle, après environ 84 jours de protestation, nous avons également eu un débat incessant avec les autorités afin d’obtenir les garanties nécessaires pour que le droit de protester soit reconnu, enregistré et garanti par l’État colombien. Hélas, nous sommes loin de cette réalité dans les territoires. Au contraire, l’État a persécuté, criminalisé et stigmatisé les défenseur.e.s, les personnes mobilisées et le processus social incarnant cette demande de changements structurels au pays. Ce n’est plus seulement la réforme fiscale, ni les autres réformes de santé et d’éducation qui étaient entre les mains de ce gouvernement, il s’agit maintenant aussi d’une revendication pour la vie et pour l’intégrité même de la protestation sociale.
L’organisation Amnistie Internationale a effectué «une vérification du matériel audiovisuel, qui montre le recours excessif à la force par les agents de la police nationale colombienne, en particulier les agents de l’escouade mobile anti-émeute (ESMAD). Cette escouade a été créée à la fin des années 1990 dans le cadre d’un arrangement transitoire; dans le but de contrôler les perturbations et de rétablir l’ordre public. Cependant, elle poursuit ses activités et fait l’objet d’allégations constantes d’usage excessif et non nécessaire de la force lors de ses interventions dans les manifestations. Dans son sillage, l’ESMAD laisse de centaines de morts violentes et de blessés graves parmi les manifestant.e.s. La plupart de ces actes restent dans l’impunité ».
En raison de l’ampleur de la crise et de la concentration des plaintes, Amnistie Internationale a également visé «l’enquête sur les violations des droits humains dans la ville de Cali. Cette ville est liée au Pacifique colombien, soit l’une des régions les plus durement touchées par le conflit armé interne. À l’heure actuelle, Cali fait l’objet de rapports qui rendent compte de la prolifération d’acteurs armés illégaux. Ces derniers continuent à être responsables du déplacement forcé et des assassinats de milliers de personnes dans la région ».
Iván López, un militant du CPDH, le Comité permanent des droits humains du Valle del Cauca, explique que la répression et la criminalisation par l’État colombien ont été les plus intenses dans la ville de Cali.
L’explosion sociale, connue dans le contexte de la grève civique nationale, a débuté le 28 avril et dure depuis presque trois mois. Le bilan est assez inquiétant pour un pays qui prétend être une démocratie, mais qui n’a rien à offrir en termes de démocratie, et tout à offrir en termes de fascisme. Près de 80 meurtres ont été enregistrés, il s’agit surtout des jeunes qui ont osé sortir dans les rues et sur les barricades pour faire entendre leur mécontentement, car ils ne croient plus aux institutions. Ils sont épuisés de toute cette corruption et ils sont en train d’être misérablement assassinés par le gouvernement et ses agences, que ce soit la police ou les civils; ces derniers se font appeler « batas blancas ». En gros, ils font partie de la modalité paramilitaire urbaine. Sur les 80 meurtres, 57 ont été enregistrés à Cali. Autrement dit, Cali est l’épicentre de la crise où nous avons payé le prix pour le droit à la protestation. La communauté internationale doit le savoir.
Le secrétaire à la sécurité de Cali est un colonel retraité. Nommé par le maire, il a été placé de force à ce poste depuis environ deux mois. Le type circule en étant fortement armé dans les opérations. De plus, il a annoncé dans un rapport aux médias cette semaine, l’identification de 53 personnes à capturer sur les lignes de front. En d’autres termes, le type adopte le rôle du procureur, du colonel; il fait absolument tout. Dans cette ville, la soi-disant démocratie brille par son absence. Donc il y a plusieurs actions entamées par ce monsieur, dans le contexte de la grève. Par exemple, il y avait des CAI (installations de Comandos de Acción inmediata), c’est-à-dire des endroits où la police était là pour faire certaines opérations rapides, mais les gens les ont détruits, enragés par la façon dont le gouvernement a répondu à leurs revendications. Les gens ont alors transformé ces espaces en bibliothèques. Donc ce monsieur, en fin de semaine, a décidé de débarquer là avec sa police intimidante. Il avait comme objectif de rétablir la présence de la police en intimidant des jeunes qui n’avaient que des livres à la main. Puis il les a forcés à quitter les lieux. Voilà, le genre de personne dont on parle. Au cours des 8 derniers mois, nous avons eu 65 massacres. Le dimanche 8 août, ils ont tué d’autres ex-combattants des FARC qui ont signé le processus de paix, soit près de 280 combattants depuis la signature du dernier traité de paix.
Il s’agit d’un processus d’extermination similaire à celui perpétré contre les membres de l’Unión patriótica. C’est une situation très inquiétante: l’organisation Unión Patriótica a été créée dans le contexte du premier processus de paix des FARC. Je suis membre de ce mouvement. Près de 6000 de nos camarades ont été misérablement assassinés par les balles du gouvernement et par les groupes paramilitaires créés par l’État. Ces morts restent dans une impunité totale. Si l’on continue à ce rythme, avec déjà 280 de nos camarades assassinés au sein du nouveau processus de paix, l’histoire va se répéter.
Nous interpellons la communauté internationale pour éviter un second holocauste. Le 30 juillet, 17 personnes ont été arrêtées à Tuluá, la troisième ville la plus importante du département de Valle del Cauca. Il s’agit de 17 personnes des municipalités voisines qui se sont fait remarquer par leur fermeté dans les protestations. Ces 17 personnes ont été arrêtées et traduites en justice à Tuluá. Un juge de Tuluá, le 6 août, a accordé leur libération,car le bureau du procureur n’a fourni aucun élément justifiant réellement leur détention. Cependant, à Vijes, une autre municipalité près de la municipalité de Yumbo, il y a une personne au tribunal depuis juin et qui a été condamnée à deux ans de prison. On lui promet sa libération en échange de 500 millions de pesos payables à Cementos San Marcos. San Marcos est une entreprise de ciment établie dans cette zone qui se dit très affectée par la grève. C’est la situation de ce camarade, une personne qui ne participait même pas à la grève, mais qui a été prise par la police dans son empressement à montrer ses faux positifs, voilà la situation dramatique du collègue. Nous comptons de nombreux blessés et le panorama est très compliqué, car les arrestations et les poursuites ne donnent aucun répit.
Miyela Riascos dirige plusieurs organisations afro-descendantes, telles que la Fondation socio-environnementale Amigos del río Anchicayá dans la ville de Buenaventura, le port le plus important de Colombie. Pour la leader, la violence exercée sur le territoire est constante. De plus, elle signale qu’il n’y a aucune solution envisageable qui pourrait émaner de la part du gouvernement d’Iván Duque. Miyela fait un appel à continuer à lutter pour les droits de la population.
Le peuple de Buenaventura vit en ce moment un autre pic de violence très dur. Ici, ils tuent entre 3 et 5 personnes par jour. C’est très triste parce que dans tous les quartiers, il y a des fusillades, il y a des recrutements d’enfants et d’adolescents, il y a des meurtres de jeunes, des menaces, des extorsions, c’est le chaos. Et nous savons que parmi tout cela il y a aussi des bandes criminelles, mais il y a aussi l’influence du trafic de drogue transnational. Les ficelles qui tirent le pouvoir en dehors du territoire de Buenaventura, c’est-à-dire dans les grandes villes de Colombie, mais aussi en dehors de ce pays, dans d’autres pays.
Nous savons donc qu’il y a aussi l’intérêt qu’ils ont à poursuivre l’expansion du port ici à Buenaventura et à continuer à mettre en œuvre leurs mégaprojets sans nous, sans la population. Voilà donc le résultat : le chaos, la guerre, plus de violence, l’abus d’autorité, la négation des droits, les assassinats. Et que, bon, il y a un moment où ça devient épuisant, puisqu’on dénonce continuellement. Cependant, on a l’impression que c’est auprès d’oreilles sourdes. Mais ici, nous résistons car nous faisons partie de ce territoire. Nous sommes des hommes et des femmes qui ont décidé de ne jamais abandonner. C’est pourquoi, au milieu de tous ces bouleversements, au milieu de toute cette douleur, au milieu de toute cette peine, nous continuons. Nous continuons à construire et nous continuons avec espoir; l’espoir pour nos enfants, pour nos petits-enfants, pour nos arrière-petits-enfants. Mais aussi pour nous-mêmes, car nous continuons à dire que le peuple n’abandonnera pas. Carajo!
Alejandra Rodriguez, conseillère municipale du sud de Bogota, offre aussi son analyse sur la situation. Pour elle la grève nationale a également permis des avancées, cela grâce à l’unité d’un grand nombre d’organisations de la société civile.
Disons que le processus de mobilisation en Colombie est passé par plusieurs étapes. Au début, il y avait beaucoup de mobilisation. Les gens étaient présents dans les rues, dans des espaces que l’on appelait des espaces de résistance, dans différents points des grandes villes du pays. Il s’agit d’un moment où la mobilisation a également commencé à avoir lieu lors de journées historiques, ou autour de questions d’importance vitale pour le pays. Par exemple, la dernière mobilisation a eu lieu le 20 juillet. Il ne s’agit pas seulement d’une date qui représente, disons, un élément historique autour de l’indépendance du pays, mais c’est aussi la date à laquelle commencent les sessions du Congrès de la République et avec elles tout ce qui est devenu le plan de la nouvelle réforme fiscale. C’était le moment pour la modification de certains points de la réforme fiscale qui avait été présentée précédemment, voilà l’un des points centraux qui ont amené au processus de mobilisation et de grève nationale.
Ce processus a également été accompagné d’un moment très critique de mobilisation sociale et de présence dans les rues, mais également dans les processus organisationnels tels que les différentes assemblées qui ont eu lieu au niveau national et territorial. À titre d’exemple, à Bogota, l’Assemblée Bacatá qui aura bientôt sa deuxième version, et aussi l’Assemblée nationale populaire, dont la dernière s’est tenue dans la ville de Cali.
Il y a alors le processus de mobilisation, le processus d’organisation, et d’autres aspects qui vont de pair avec le Comité National de Grève. Ces aspects sont liés aux propositions d’accords juridiques qui reprennent les différents points des revendications présentées.
Le Comité pour les droits humains en Amérique latine, CDHAL.
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Source photo: Resumen latinoamericano