Suite à l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile mexicains au Canada, le gouvernement fédéral canadien, sous la pression des États-Unis et du gouvernement provincial du Québec, a réimposé l’obligation de visa d’entrée aux ressortissants mexicains, depuis le 29 février 2024 dernier. Cette mesure aura sans aucun doute un impact sur les personnes en quête d’un refuge et d’une vie paisible. C’est pourquoi les activistes et les organisations de défense des droits humains prennent position contre cette récente mesure. Ils soulignent la responsabilité du Canada dans la crise économique, sociale et de sécurité mexicaine, d’autant plus que le Mexique est l’un des partenaires commerciaux du Canada dans le cadre de l’Accord de libre-échange nord-américain.
- La responsabilité du Canada dans la crise économique et sociale mexicaine depuis la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA)
Depuis la signature de l’accord de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique en 1994, l’économie mexicaine est en déclin, en raison de décisions commerciales et politiques imposées qui ont fait du Mexique un partenaire faible de l’ALENA. Les industries canadiennes ont bénéficié de cet accord de manière inégale pour obtenir une main-d’œuvre bon marché, sans garantir de bonnes conditions de travail aux Mexicains. De nombreuses industries mexicaines ont également été démantelées, ce qui a entraîné du chômage et une augmentation de l’économie souterraine.
La population rurale est la plus touchée par l’ALENA: la réduction des aides à l’agriculture mexicaine a entraîné la destruction des campagnes. Les meilleures terres ont été laissées aux monopoles internationaux, spécialisés dans les produits agro-exportés, qui approvisionnent le marché canadien[1]. Cette situation a eu un impact sur la souveraineté alimentaire et la nutrition de la population mexicaine. L’agro-industrie a entraîné l’épuisement des sols fertiles, la déforestation, l’accaparement des terres et la pollution de l’eau par les produits agrochimiques utilisés dans l’industrie. La pauvreté a alors explosée dans les zones rurales, faisant de la migration un moyen alternatif de survie.
Nombre de nos concitoyens ont été contraints d’émigrer dans le cadre des programmes de travailleurs étrangers temporaires (PTET) ou des programmes de travailleurs agricoles temporaires (PTAT). Les conditions d’esclavage moderne dans lesquelles ils travaillent ont été dénoncées, vérifiées et documentées[2]. Les conditions inhérentes au fonctionnement de ces programmes font qu’une personne qui souffre déjà d’exploitation au travail se retrouve dans une situation d' »illégalité », avec le risque d’être expulsée et de vivre dans un état d’isolement et de clandestinité, passant de l’exploitation à la surexploitation[3].
Toutefois, les étudiants et les travailleurs agricoles saisonniers sont exemptés de cette nouvelle mesure imposée au Mexique. Pendant la pandémie, la sécurité alimentaire du Canada a été menacée. Cela démontre la nécessité de recourir à une main-d’œuvre temporaire et précaire.
2. Dépossession, migration forcée et violence liées à l’industrie minière canadienne et au crime organisé
L’industrie minière canadienne a été l’un des principaux bénéficiaires de l’accord de libre-échange; 74 % des concessions d’exploration minière au Mexique sont aux mains de sociétés canadiennes. Les méthodes violentes par lesquelles cette industrie s’est imposée sont bien documentées. Les compagnies minières canadiennes sont responsables de nombreuses violations des droits humains, de la pollution de l’environnement, ainsi que du développement de conflits communautaires internes et de la violence liée au crime organisé. L’assassinat de Mariano Abarca à Chicomuselo, au Chiapas, en 2009, et la relation entre le crime organisé, les compagnies minières et le soutien de l’ambassade canadienne à leurs entreprises en sont des exemples. Un autre cas est celui de la compagnie minière Peñasquito dans l’État de Zacatecas, dirigée par Goldcorp, qui, pour son expansion et sa consolidation, s’est appuyée sur le crime organisé en intimidant et en déplaçant la population. Elle s’est emparée non seulement du territoire, mais aussi du patrimoine familial.
Le lobbying des compagnies minières au Mexique a permis aux entreprises de payer moins d’impôts, en partie grâce à la corruption à laquelle les fonctionnaires mexicains ont consenti. De leur côté, les institutions canadiennes chargées de la responsabilité sociale des entreprises et le bureau du médiateur des peuples, bien que conscients des violations des droits humains commises par les entreprises, agissent avec indifférence et sans prendre de mesures punitives à l’encontre de ces dernières. Tout ceci a contribué au déplacement forcé de populations entières, à la prolifération des conflits sociaux et à l’insécurité au Mexique.
3. La violence au Mexique, cause de migration forcée
Depuis 2000, le Mexique est reconnu comme l’un des premiers pays au monde à générer de la migration, et cette situation s’est aggravée depuis la guerre contre le trafic de drogue décrétée par les anciens présidents Felipe Calderón et Enrique Peña Nieto. Cette guerre et la stratégie actuelle de lutte contre l’insécurité ont fait près de 350 000 morts entre 2006 et 2021 et plus de 72 000 disparus[4]. Dans ce contexte de violence, la situation des femmes et des jeunes filles est déchirante: chaque année, plus de 3 000 femmes sont assassinées, et les violences vont des agressions sexuelles aux féminicides.
La stratégie militaire adoptée par le gouvernement pour lutter contre l’insécurité s’est traduite par la mobilisation de 150 000 soldats de l’armée et de la Garde nationale. Ces soldats, initialement actifs dans les rues, se sont convertis en bâtisseurs de grands travaux publics et en gardiens de ports et de douanes, qui font mur face aux flux migratoires. Cette situation a de redoutables répercussions sur les droits humains de la population civile, car de graves abus ont été signalés. Les organes civils chargés de punir et de contrôler les militaires restent absents.
Nous pensons que cette situation est bien connue du gouvernement canadien : celui-ci a joué le rôle de conseiller militaire dans la stratégie de guerre au Mexique. Il est pratiquement impossible, étant donné le type de relations que le Canada entretient avec le Mexique, que le gouvernement canadien ne soit pas au courant de la situation réelle dans ce pays. Le Canada la connaît parfaitement, mais se tait et se cache pour préserver ses intérêts économiques au Mexique.
D’autre part, il existe un discours faux et hypocrite selon lequel nous, Mexicains, représentons un danger pour la sécurité du Canada dû à l’arrivée des cartels. Cependant, il n’est pas fait mention des mafias canadiennes, telles que le Wolfpack, et de leurs alliances avec ces organisations criminelles, qui opèrent avec et sans visa, en utilisant des méthodes sophistiquées par le biais d’Internet[5]. On ne parle pas non plus de la grande corruption qui sévit parmi les élites canadiennes, ces acteurs principaux qui sont les grands consommateurs et qui, en fin de compte, leur permettent d’entrer, de trafiquer et d’opérer en toute impunité.
Parallèlement, l’augmentation de la traite d’êtres humains au Canada est liée aux politiques migratoires de main-d’œuvre non libre (par le biais des programmes pour les travailleurs d’outre-mer (PTET)) et à la précarité qui touche la population immigrée et migrante. Les pratiques de traite d’êtres humains, d’esclavage et de travail forcé sont liées au flux de personnes cherchant à franchir la frontière canado-américaine, ainsi qu’aux pratiques abusives subies par les migrants qui restent et travaillent au Canada. Ce dernier doit donc assumer la responsabilité directe de ce phénomène par le biais de ses politiques migratoires.
4. Le rôle des demandeurs d’asile dans la vie économique canadienne
Les demandeurs d’asile au Canada, qui ont migré de force à la recherche de meilleures conditions de vie, sont le produit de la violence, de la dépossession, de l’inégalité économique, du manque d’opportunités, de l’extraction des ressources et de l’impunité au Mexique.
Cependant, le rêve canadien est souvent terni par les conditions de vie précaires auxquelles font face les travailleurs mexicains. Ils constituent une partie essentielle de l’économie canadienne, occupant principalement des emplois considérés comme essentiels ou se trouvant à la dernière étape des chaînes de production industrielle. Leur travail est souvent effectué dans des conditions précaires, ce qui nuit à leur expression juste et à leur bien-être.
Les possibilités de travailler dans un domaine professionnel propre au travailleur sont limitées et exigeantes. Les travailleurs sont incorporés dans des emplois peu qualifiés. Leur capacité et la contribution qu’ils peuvent apporter à la société canadienne sont alors gaspillées.
En ce qui concerne la crise du logement au Canada, les Mexicains sont confrontés à des abus constants de la part des propriétaires. Par crainte de perdre leur chambre, ils ne font souvent pas valoir leurs droits. Les familles de demandeurs d’asile ne reçoivent pas d’allocations familiales pour la garde d’enfants. Celles-ci permettraient aux parents de travailler et de maintenir la sécurité et la protection de leurs enfants. En outre, les familles reçoivent des conseils juridiques inefficaces de la part d’avocats mal formés.
Ceci influe sur leur capacité à poursuivre ou à gagner un procès. Leur futur dépend des avocats: vont-ils maintenir un statut régulier avec accès à la sécurité sociale ou vont-ils devoir vivre sans statut, dans la clandestinité et sans accès aux droits fondamentaux tels que la santé, l’éducation et le travail, exposant ainsi leur vie et celle de leur famille à des abus constants?
5. Les impacts de l’imposition du visa sur la vie des personnes et la position diplomatique du Mexique vis-à-vis du Canada
Les impacts négatifs de l’imposition du visa n’affectent pas seulement la population qui demande l’asile, mais ont également divers effets collatéraux. De plus, les conditions d’obtention du visa sont excluantes et discriminatoires, notamment au niveau de la classe sociale.
Cette imposition s’inscrit dans un ensemble de réformes de l’immigration qui perpétuent le colonialisme en Amérique du Nord. Ces réformes portent atteinte aux droits humains et restreignent l’intégration des Mexicains dans la vie économique et académique du Canada, notamment celle des nouveaux travailleurs qualifiés et des étudiants. De plus, ce visa restreint le droit au regroupement familial pour la population mexicano-canadienne.
Afin de protéger les Mexicaines et les Mexicains au Canada, nous refusons de passer sous silence la position tiède et faible du gouvernement mexicain de la Quatrième Transformation, vis-à-vis du gouvernement de Justin Trudeau. Cette politique d’indifférence et de manque de reconnaissance de la part du gouvernement mexicain envers les Mexicains, qui existent et résistent au Canada, n’est pas différente de celle des administrations précédentes. En effet, citons l’exemple du silence de l’ambassade du Mexique au Canada et des consulats mexicains qui, conformément à cette politique nationale (et préoccupés par les prochaines élections présidentielles), ne se sont pas prononcés sur la décision d’imposer des visas aux Mexicains. Ils connaissent pourtant les implications de cette mesure pour la population qui est déjà au Canada ou celle qui veut y venir, principalement pour fuir le climat de tension et de violence qui est généré avant les élections[6].
L’imposition de visas est une violation directe de la Déclaration universelle des droits humains et ne contribue pas à garantir l’équité entre les personnes de différentes nationalités; au contraire, elle accroît les inégalités et les conditions de vulnérabilité de milliers de personnes. La demande d’asile est un droit humain et les gouvernements des pays qui peuvent offrir des conditions de sécurité et de vie digne devraient mettre en œuvre des politiques publiques qui garantissent un transit digne à travers les frontières, sans mettre en danger la vie des personnes.
C’est pourquoi nous invitons le gouvernement canadien à annuler l’obligation de visa pour les Mexicaines et les Mexicains.
Montréal, Canada – 11 mars 2024
[1] https://aristeguinoticias.com/1903/mexico/el-tlc-y-la-destruccion-de-la-economia-mexicana/
[2] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2008704/travailleurs-etrangers-esclavage-conditions-ferme
[3] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2008704/travailleurs-etrangers-esclavage-conditions-ferme
[4] https://www.washingtonpost.com/es/post-opinion/2021/06/14/mexico-guerra-narcotrafico-calderon-homicidios-desaparecidos/
[5] https://www.infobae.com/america/mexico/2021/12/15/el-wolfpack-la-alianza-criminal-entre-el-cartel-de-sinaloa-y-las-mafias-canadienses-que-cambio-el-negocio/
[6] Depuis le début du processus en novembre dernier et jusqu’au 6 mars, au moins 23 homicides de maires, de candidats, de conseillers et de politiciens inactifs ont été documentés. Parmi eux, 13 étaient candidats aux élections du 2 juin. http://www.elfinanciero.com.mx/elecciones-mexico-2024/2024/03/06/cuantos-candidatos-han-sido-asesinados-en-el-proceso-electoral-y-quienes-son/
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