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Des résultats et des recommandations préliminaires de la Mission internationale d’observation des droits humains au Chili

Santiago, le 11 novembre 2019

COMMUNIQUÉ DE PRESSE
Mission internationale d’observation des droits humains
Palais de justice de Santiago

Compte rendu des résultats et des recommandations préliminaires

La mission d’observation des droits humains s’est rendue au Chili du 6 au 11 novembre 2019, dans le cadre des manifestations qui se déroulent depuis le 18 octobre dernier. Tout d’abord, nous voudrions remercier les différentes organisations de défense des droits humains et de la société civile du Chili qui ont convoqué et organisé cette visite pour qui nous puissions nous familiariser avec le contexte politique de la contestation sociale ainsi que documenter les plaintes de graves violations des droits humains. Nous remercions également les différentes autorités de l’État chilien qui ont reçu et fourni des informations sur les différentes atteintes aux droits humains.

Nous nous sommes rendu.e.s dans les villes de Santiago, Valparaiso et Temuco pour rencontrer des organisations de défense des droits humains, des groupes de la société civile et des groupes qui se sont organisés en réponse aux manifestations, des victimes et des institutions de l’État telles que l’Institut national des droits humains (INDH), le Défenseur public aux affaires pénales, le Bureau du procureur national, le Défenseur de l’enfance, le Sous-secrétaire des droits humains du Ministère de la Justice et la Cour suprême.

Ce rapport préliminaire a pour objectif de faire connaître les principales constatations et recommandations urgentes identifiées par la mission et recueillies à partir des témoignages de victimes et de témoins ainsi que par les informations fournies par les organisations de la société civile et les autorités publiques. À travers des témoignages et des observations de première main, nous constatons que les forces de sécurité utilisent les éléments de dissuasion de manière incontrôlée, disproportionnée et sans discernement.

Le protocole approuvé en mars 2019 régit certaines conditions qui établissent le moment où peuvent être utilisés les différents éléments de force que comptent les Carabineros du Chili. Cependant, dans la pratique, les principes du dernier recours, de proportionnalité et de progressivité de l’utilisation de la force sont totalement absents des actions de la police et des forces de sécurité.

La Mission est particulièrement préoccupée par la manière dont la police utilise des armes non létales dans le but de blesser et de punir les manifestant.e.s, sans respecter les normes minimales en matière de progressivité et de proportionnalité.

Il est de notoriété publique que plus de 200 personnes ont été victimes d’un traumatisme oculaire grave, restant dans une condition de handicap visuel à vie.

Suite aux témoignages que nous avons reçus, à notre observation directe lors des manifestations ainsi qu’aux enregistrements audiovisuels réalisés par les médias, il ne fait aucun doute que les Carabineros utilisent des fusils antiémeutes sans respecter le protocole en vigueur actuellement. Celui-ci ne permet l’usage de ces armes qu’en dernier recours pour protéger l’intégrité physique d’un tiers ou des forces de l’ordre.

En plus de ne pas respecter ce protocole, qui indique quand vous pouvez tirer, le plus préoccupant est la forme et la manière de tirer. Les Carabineros ne font pas des tirs dirigés vers les pieds, comme le protocole le mentionne. Les Carabineros visent horizontalement la tête et le torse des manifestant.e.s, ce qui ne correspond à aucune norme d’utilisation rationnelle de la force.

L’annonce faite hier, le 10 novembre 2019, par les Carabineros, est non seulement insuffisante pour mettre fin à la pratique constatée ces dernières semaines, puisqu’elle n’établit pas de règles claires interdisant les tirs horizontaux et au torse, mais au contraire, elle aggrave la situation et donne plus de pouvoir aux forces de l’ordre pour attaquer et blesser les manifestant.e.s. Le protocole, approuvé en mars 2019, ne leur permet l’utilisation de ce type d’armes qu’en dernier recours et doit être utilisé pour protéger l’intégrité physique des Carabineros et/ou de tierces personnes. Seule l’intégrité physique. Dans leur déclaration, les Carabineros ont annoncé que ces armes seraient utilisées lorsqu’il y aurait un danger de mort pour la police ou des civils,
mais ils ont ajouté qu’elles seraient utilisées face à une “menace directe aux biens publics et privés ».

Permettre l’utilisation d’armes non létales, qui peuvent causer des conséquences très graves sur la vie et l’intégrité physique des personnes et ce, afin de protéger les biens publics et privés, constitue un revers pour la réglementation en vigueur et n’est pas conforme aux normes en matière d’utilisation rationnelle de la force.

De manière générale, pendant les manifestations, la force publique utilise des gaz lacrymogènes, des canons à eau et des fusils antiémeutes. Elle ne le fait pas pour repousser une attaque ou disperser une manifestation violente, mais directement pour donner une leçon et punir les manifestant.e.s. Dans le contexte des manifestations de masse, les arrestations opérées par des Carabineros ont été réalisées sans discernement et ont visé des personnes qui s’exprimaient pacifiquement et qui n’étaient pas nécessairement des auteurs d’actes de violence. À de nombreuses reprises, les arrestations ont eu lieu après les manifestations, par le biais de persécutions dans les rues envers les personnes qui rentraient chez elles.

Nous avons constaté que les arrestations postérieures aux manifestations ne comptent pas sur les garanties nécessaires afin d’assurer la protection des droits des personnes privées de liberté. De même, les conditions minimales requises ne sont pas remplies pour que les personnes blessées puissent procéder à une constatation confidentielle des blessures avec le personnel médical ou pour que des protocoles internationaux puissent être appliqués pour détecter les cas de torture et/ou de maltraitance.

De plus, les détenu.e.s n’ont pas accès à une aide juridique au cours des premières heures de leur détention. Dans de nombreux cas, le Défenseur public aux affaires pénales ne contacte les détenu.e.s qu’avant leur audience de contrôle, le lendemain de leur arrestation.

Parallèlement, les procureurs ne se présentent pas dans les postes de police et ne contrôlent ni la légalité des détentions, ni si le personnel de la police a porté atteinte aux droits et à l’intégrité des personnes.

À tout cela s’ajoutent les personnes détenues ou conduites par les forces de sécurité, temporairement privées de liberté, sans pour autant que leur détention soit ensuite formalisée. Ces garanties minimales visent à éviter que des personnes privées de liberté ne soient soumises à de mauvais traitements ou à des actes de torture pendant les premières heures de leur détention, comme dans de nombreux cas qui ont été signalés au cours des dernières semaines.

Les réunions avec les organisations publiques et les autorités, ainsi que les témoignages directs que nous avons entendus ont permis de mettre en évidence des cas de maltraitances et de cas très graves de torture ayant eu lieu au moment de l’arrestation, lors du transfert dans le fourgon de la police et au commissariat.

Nous avons reçu de nombreux témoignages concordants de différents types de torture subies en détention, lors de transferts et au sein même des commissariats de police. Les tortures décrites vont de coups à main ouverte et/ou de matraque, de coup de genoux ou de coups de pied, parfois par divers agents, à différentes formes de neutralisation physique, allant même jusqu’à des étranglements ayant parfois entraîné une perte de connaissance. Bon nombre de ces actes de torture ont été réalisés après la constatation de blessures. Dans d’autres cas, on signale l’utilisation prolongée de menottes dans diverses positions, la torsion des membres supérieurs, l’utilisation de gaz irritant, la privation d’eau et de nourriture et l’exposition à des températures froides pour de nombreux détenu.e.s qui arrivent avec des vêtements mouillés, sans possibilité de les changer. Il convient de souligner les cas de violences sexuelles, tels que des déshabillages prolongés accompagnés de squats (flexions/extensions), ou des viols perpétrés avec des objets tels que des armes ou des matraques, qui ont été subis par des hommes, des femmes et même des personnes mineures. Par ailleurs, diverses formes de torture psychologique ont été décrites, la plupart prenant la forme de menaces de mort, de menaces de viol collectif ou d’agressions physiques contre des membres de la famille. Ces menaces ont également été posées afin de dissuader les détenu.e.s de porter plainte plus tard. De nombreuses déclarations de harcèlement policier envers les victimes postérieur à leur détention ont également été émises.

Il se doit d’être signalé que la plupart des chiffres présentés par les autorités sont basés sur des plaintes formalisées d’une certaine manière en vue de l’ouverture d’une procédure pénale, il existe donc une véritable sous-estimation dans les données officielles, qui ne tiennent pas compte de la totalité des cas d’atteinte aux droits humains.

Nous avons reçu un grand nombre de témoignages de victimes de violence qui n’ont pas déposé de plainte. Dans de nombreux cas, principalement à Temuco et Valparaíso, les victimes ne l’ont pas fait par peur de représailles, de harcèlements postérieurs à la détention et dans de nombreux autres cas par le manque de conviction que les plaintes puissent avoir un impact concret. Les actions menées par le gouvernement ne visent pas à désamorcer le conflit ni à mettre fin aux pratiques récurrentes de torture et de mauvais traitements qui ont été observées dans tout le pays
dans le cadre de la contestation sociale des dernières semaines.

Parmi les différents témoignages reçus, les atteintes aux droits de groupes vulnérables, tels que les personnes mineures, les femmes, les personnes âgées, les personnes handicapées, les migrant.e.s et les membres de la communauté LGTBIQ+I, méritent une attention particulière. Bien que les actions aient été menées sans discernement, nous avons pu constater des menaces de déportation contre des migrant.e.s, de viol, de mort, ainsi que des insultes homophobes, racistes et misogynes. De même, les atteintes massives envers des mineurs méritent une attention
particulière, puisque ceux-ci n’ont bénéficié d’aucune des garanties spécifiques qui devraient les protéger.

Lors de nos entretiens avec des communautés Mapuche et après avoir pris connaissance de rapports provenant de la société civile, nous avons pu identifier des schémas de répression et de criminalisation de leurs activités qui sont maintenant appliqués à la société chilienne dans son ensemble dans le cadre des manifestations en cours. Nous disposons d’informations solides et cohérentes sur le recours excessif et disproportionné de la force à l’encontre de membres du peuple Mapuche au moment de leur arrestation par des groupes (non exclusivement) d’opérations
policières spéciales des Carabineros. Des familles mapuche ayant subi des actes de tortures, d’intimidation, et même certaines qui ont été irrémédiablement blessées ou qui ont des parents décédés dans des contextes peu clairs, sont aujourd’hui re-victimisées par les bruits constants des tirs, des hélicoptères et par des situations qui causent de nouveaux traumatismes.

RECOMMANDATIONS
1. Il est recommandé de procéder à la démilitarisation immédiate de la gestion des protestations et des manifestations, accordant la priorité à des voies de médiation et à l’utilisation de mesures non violentes et appliquant les principes de précaution, de nécessité et de proportionnalité dans le recours à la force. Considérant les violations généralisées des droits ayant eu lieu, tant qu’une évaluation indépendante ne sera pas mise en place afin d’examiner les protocoles d’action, il convient de suspendre l’utilisation des armes à feu (fusils antiémeutes) et de cesser l’utilisation d’équipement non létal (gaz lacrymogène, bombe au poivre, canon à eau) de manière généralisée et dans le but illégal de blesser des personnes.

2. Pendant et après les manifestations, il est recommandé que le Défenseur public aux affaires pénales, le Bureau du Procureur national et l’Institut national des droits humains – INDH réalise des inspections inopinées dans des lieux de détention administrés par les Carabineros, la police d’enquête et dans les centres de justice. Ces inspections doivent comprendre des entretiens confidentiels avec les personnes privées de liberté, afin de détecter des situations de torture et de mauvais traitements, d’assister les victimes, de les protéger efficacement contre les représailles, d’enquêter sur les faits constatés et de les punir administrativement et pénalement.

3. Il est recommandé que toutes les personnes privées de liberté aient systématiquement accès à un contrôle médical et à une constatation des lésions dans des établissements publics de santé. Ceci devrait se réaliser dans la confidentialité correspondante et le dossier médical complété par le personnel de santé. De même, il est recommandé que des protocoles soient mis en place pour encadrer l’activité médicale. Ceux-ci devraient mettre l’accent sur la
détection proactive des blessures, tel que stipulé dans le Protocole d’Istanbul, sur l’indication claire dans le constat de l’approbation du patient-détenu et sur la remise du rapport en toute confidentialité, rapport, dans une enveloppe scellée adressée au Juge de garantie. Également, le système de santé est prié de tenir un registre des cas de blessures qui correspondent à de la torture et à de mauvais traitements, ainsi que des plaintes reçues par les personnes privées de liberté ayant été examinées.

4. Il est recommandé que l’État chilien fournisse toutes les facilités nécessaires à la Commission Interaméricaine des Droits de droits humains (CIDH) afin que celle-ci réalise une visite au Chili.

5. Il est recommandé de veiller, pendant et après les manifestations, à ce que les journalistes, les observateurs et observatrices des droits humains, le personnel médical et les bénévoles puissent s’acquitter de leurs tâches correctement, et que cessent les attaques et les arrestations dont ils sont victimes.

6. Il est recommandé de mener une enquête menée par un organe indépendant sur les violations des droits humains qui sont en train d’ếtre commises et sur l’adoption de mesures disciplinaires et/ou pénales immédiates dans les cas où des agents de la fonction publique aient été identifiés pour conduite irrégulière violant les droits humains, et en particulier le droit à la vie et à l’intégrité personnelle.

7. Il est recommandé de renforcer le travail de l’INDH au niveau national en veillant à ce qu’il n’y ait pas d’obstacle à l’exercice de ses fonctions, en particulier pour ce qui est du contrôle de la situation de privation de liberté pendant les premières heures de la détention et de la protection contre la torture et les mauvais traitements.

8. Il est recommandé que l’État du Chili et l’INDH concrétisent la mise en œuvre effective d’un mécanisme national de prévention de la torture. De la même manière, il est recommandé que soient garanties les conditions pour que les organisations de la société civile puissent exercer efficacement et librement leur rôle de protection des droits humains, en fournissant des documents, des registres et des contacts avec les personnes privées de liberté.

9. Considérant que la protestation sociale vécue ces dernières semaines au Chili a comme pilier revendication des droits humains, y compris le droit à l’autodétermination, nous exhortons les pouvoirs de l’État chilien à trouver les moyens de reconnaissance juridico-politique de ces droits afin de garantir leur plein exercice par tous les habitants de ce territoire et tous les citoyens.

Photo :Observatorio.cl