En Colombie, la police nationale de Bogota a assassiné l’étudiant en droit Javier Ordoñez, père de deux enfants de 11 et 15 ans. Une vidéo enregistrée par un ami de la victime montre que deux policiers ont brutalement torturé Javier jusqu’à sa mort.
Sur la voie publique, les policiers ont utilisé un taser avec lequel ils lui ont donné plusieurs chocs électriques. Javier les suppliait d’arrêter car la douleur était insupportable. Une fois maîtrisé, il a été emmené à un centre de soins immédiats, le CAI, qui est une sorte de poste de police.
Dans une seconde vidéo, déjà à l’intérieur du CAI, nous voyons Javier torse nu, menotté derrière le dos, allongé sur le sol, émettant des sons qui démontrent qu’il agonisait. Après avoir été à nouveau roué de coups, Ordoñez est emmené dans un hôpital voisin en raison des supplications constantes de son ami. Cependant, le personnel médical confirme qu’Ordoñez était déjà mort lors de son arrivée à l’hôpital.
L’autopsie de Javier Ordoñez a révélé plusieurs lacérations au crâne, l’éclatement du rein droit, une hémorragie interne dans sa cavité abdominale et des éclats de balle incrustés dans une jambe.
Les deux policiers qui ont été filmés en train de torturer la victime sur la voie publique ont été arrêtés.
Ce crime barbare a suscité des manifestations massives et pacifiques dans toute la Colombie. Un meurtre avec les mêmes caractéristiques que celui de George Floyd aux États-Unis. En Colombie, les actions systématiques de violence contre la population civile ont été rejetées.
Pour Deisy Aparicio, conseillère du Conseil national pour la paix, les manifestations expriment l’indignation de la population à la suite des actes de violence perpétrés de manière systématique.
Les faits reflètent l’indignation populaire contre l’institution de la police, qui a d’ailleurs commis des abus continus à l’égard de la population civile et a fait un usage excessif de la force à plusieurs occasions. La police est également accusée d’être impliquée dans des situations de violence sexuelle à l’égard des femmes dans le cadre de détentions , de corruption et de traite des personnes.
Dans ce contexte, l’assassinat de Javier Ordoñez a généré un processus de mobilisation devant les commissariats de police exigeant la cessation des actions criminelles de la part de cette institution, mais aussi la réforme profonde qu’elle requiert. Cette réforme est soutenue par d’autres arguments et permettrait à cette force publique d’agir. Elle garantirait les droits humains dans le cadre des manifestations, par exemple, lorsque celles-ci subissent un traitement de guerre; dans le cas colombien, ce type de traitement a entrainé des victimes comme Dilan Cruz, qui a été assassiné par l’ESMAD en 2019. En ce sens, ce que l’on voit aujourd’hui dans les rues et ce qui a été vu comme résultat de cette situation se veut une manière d’intérroger l’État colombien sur la façon dont il garantit réellement la sécurité des personnes et leur vie à tous les niveaux, et que ce n’est pas lui qui, d’une manière ou d’une autre, entraine l’assassinat ou la violation des droits des Colombiens et des Colombiennes.
Outre l’assassinat systématique commis par des forces armées et policières, les mobilisations rejettent également la violence contre les communautés mises en évidence dans :
La violence sexuelle systématique des forces armées contre la population civile, la gestion de la pandémie, dont les mesures profitent aux grandes entreprises et aux groupes bancaires et n’offrent aucune protection aux classes salariées, paysannes, autochtones, de descendance africaine et au chômage, entre autres.
De même, les plus de 50 massacres commis contre la population civile en 2020, l’assassinat de 971 leaders sociaux depuis la signature de l’Accord de paix en 2016, dont 215 ont été tué.e.s au cours des 9 premiers mois de cette année., l’assassinat de plus de 200 personnes démobilisé.e.s qui ont signé l’Accord, dont 43 ont été tué.e.s cette année.
De même, le déplacement de 12 552 personnes sur le territoire national, l’obstruction à la mise en œuvre de l’Accord de paix historique qui visait à garantir la fin de la guerre en Colombie dans la justice et l’équité.
Lors des manifestations, près de 13 personnes ont été tuées et plus de 350 ont été blessées à Bogota et dans la municipalité de Suacha-Cundinamarca.
Selon Juan Pinto, de la fédération colombienne des éducatrices et éducateurs, FECODE ADEC de Suacha, les jeunes sont les plus touchés.
Les 9 et 10 septembre derniers, une journée de mobilisation et de manifestation a été organisée au niveau national et a été cruellement réprimée par la police et l’ESMAD. 13 personnes ont été tuées, ce qui constitue sans aucun doute une violation flagrante des droits humains en Colombie par la police et l’État. En outre, le pays, et principalement la municipalité de Suacha, font face à d’énormes problèmes d’inégalité sociale, de pauvreté et d’exclusion qui affectent particulièrement les jeunes alors que la mobilisation devient violente et se radicalise.
La situation en Colombie est si grave qu’après les événements des 9 et 10 septembre, 49 citoyennes et citoyens ont déposé une demande de protection, qui est une revendication légale , afin de protéger tous les droits constitutionnels fondamentaux, tel que le droit de manifester.
La Cour suprême de justice a analysé la demande et a rendu une décision ordonnant la mise en œuvre de mesures visant à garantir le droit de manifester pacifiquement, et ce, en estimant que l’action de la force publique était «systématique, violente, arbitraire et disproportionnée». La Cour a également ordonné au Ministre de la défense de présenter des excuses formelles dans les 48 prochaines heures pour les meurtres commis par la force publique.
Le Ministre de la défense, Carlos Holmes Trujillo, a déclaré que «les deux agents font l’objet d’une enquête disciplinaire et pénale et que l’institution demeurera coopérative avec l’autorité compétente». Cependant, avant le jugement, il a affirmé que la police demande pardon pour « toute violation de la loi » sans toutefois mentionner les 14 personnes tuées, y compris Ordoñez.
La décision est adressée au Président Ivan Duque, aux Ministres de la défense et de l’intérieur, à la mairie de Bogota, au Ministère public, au Directeur général de la police nationale, au Bureau du Défenseur du peuple et au Bureau du Procureur général de la nation, afin qu’elle soit pleinement appliquée.
Le président Ivan Duque, pour sa part, a déclaré que les forces publiques n’ont jamais attaqué et n’attaqueraient jamais les manifestations pacifiques des citoyennes et citoyens et que le fusil de calibre 12 n’a pas été utilisé depuis quelques mois maintenant. Pour certains membres du Congrès, ces affirmations délégitiment le jugement de la Cour suprême et incitent à la violation de ce dernier.
Le procureur Fernando Carrillo a affirmé que cette décision était obligatoire, car si les jugements du pouvoir judiciaire ne sont pas exécutés, il s’agit d’un outrage à la Cour suprême. Il a affirmé que les décisions de la justice doivent être respectées et appliquées même si elles ne sont pas partagées, puisque c’est la base d’un État de droit démocratique.
Le meurtre et la torture d’Ordoñez par la police colombienne ne sont pas des cas uniques dans l’histoire récente du pays. Cela s’explique notamment par le fait que la police nationale est militaire et non pas civile, comme dans d’autres pays de la région. Cette force publique est donc entre les mains du Ministère de la défense et non de la justice. Cela signifie que, lorsqu’il y a un abus ou un crime commis par la force publique colombienne, il est jugé par la justice pénale militaire, c’est-à-dire par des juges militaires.
Pour César Santoyo du Collectif Sociojuridique OFB, la police a subi une dégradation en tant que force civile.
La doctrine de la police nationale en Colombie est comme toutes les forces de police du monde, censées être un groupe ou un corps de civils en uniforme. Malheureusement, tout au long du conflit armé et social qui a sévi dans le pays, cette caractéristique s’est estompée et la police nationale a été militarisée et armée. Au point que dans les schémas d’action et au sein des unités d’action de la police, ils maintiennent une dynamique de confrontation directe, d’armement à courte et longue portée, d’armes privées de forces militaires. La police nationale a donc affronté les manifestants et manifestantes avec ce même type d’armement. De plus, en ce qui concerne le dispositif anti-émeute, il est clair qu’il y a un usage délibéré et assez permanent d’armes non conventionnelles telles que les armes de recharge et d’autres types d’instruments qui peuvent causer beaucoup de dommages aux populations civiles. En ce sens, il faut une réforme structurelle de la force publique et pas seulement de la police; il faut plutôt mettre de l’avant une force publique pour la paix, qui offre des garanties de défense de la population et assure le respect des mobilisations et des manifestations.
Au moins 20 personnes ont été tuées par la police colombienne au cours des neuf premiers mois de l’année 2020. Cependant, depuis la création de l’ESMAD, l’escadron mobile antiémeute, il y a 20 ans, le chiffre pourrait atteindre plus de 34 personnes tuées lors des manifestations dans tout le pays, affirme l’ONG Temblores.
«Le premier d’entre eux était Carlos Giovanni Blanco, qui a été tué avec une arme à feu dans le cadre d’une mobilisation contre la guerre en Afghanistan en 2001, à Bogota».
«Le deuxième cas a eu lieu un an plus tard en 2002 dans la ville de Bucaramanga, Santander, où Jaime Alfonso Acosta, 18 ans, a été tué par balle».
Le 1er mai 2005, Nicolás Neira, 15 ans, est tombé à terre et huit agents de l’ESMAD l’ont encerclé, roué de coups et ne l’ont pas relâché avant qu’il meure.
En 2011, le patrouilleur Wilmer Alarcón a tiré dans le dos du jeune Diego Becerra alors qu’il dessinait des graffitis dans le nord de Bogota. Six ans plus tard, la justice l’a condamné à 37 ans de prison, mais il s’est échappé et n’a pas été capturé.
Le 25 novembre 2019, le jeune Dylan Cruz est mort dans une clinique dans le centre de Bogota, deux jours après qu’un membre de l’ESMAD lui ait tiré sur la tête avec un fusil à plomb lors d’une manifestation.
Janner Garcia, 22 ans, s’est réveillé le 20 avril 2020 en entendant un affrontement entre la police et un gang devant sa maison, s’est approché de la fenêtre puis un policier lui a tiré dessus et lui a lancé un gaz lacrymogène «pour qu’on ne lui vienne pas en aide».
Ánderson Arboleda, un jeune de descendance africaine, est mort le 20 mai 2020 dans une clinique de la ville de Cali, dans le sud-ouest du pays. Il était dans le coma, dans l’état de mort cérébrale, après avoir été battu par plusieurs policiers.
Dans son rapport Silence Officiel, l’ONG Temblores lance un appel à la justice pour les 20 ans de l’ESMAD de 2019. «L’assassinat sélectif de citoyennes et citoyens aux mains de l’ESMAD est devenu un outil de déni du droit de manifester car, comme cela est amplement documenté, lorsque l’ESMAD assassine un manifestant, il envoie un message de peur et d’intimidation à tous ceux et celles qui sortent dans la rue pour réclamer le respect de leurs droits».
Néanmoins, pour Alejandra Rodriguez, dirigeante sociale et fondatrice de l’Union patriotique, les manifestations se poursuivront jusqu’à ce que la vie en Colombie compte.
Ces dernières semaines en Colombie ont été très mouvementées; elles ont été marquées par un processus d’organisation sociale face à la répression exercée par la police nationale et par des manifestations contre les assassinats systématiques de leaders sociaux et d’anciennes personnes combattantes. Nous devons donc continuer à nous mobiliser pour défendre la vie, pour défendre la paix ainsi que pour préserver l’État démocratique sans glisser dans un processus dictatorial.
Écoutez la version audio de cette nouvelle ici (en espagnol seulement).
Photo : Ivan Valencia