Texto solamente disponible en francés
Courrier international, no. 966
Amériques, jeudi, 7 mai 2009, p. 22
MEXIQUE
«Filles en danger à Ciudad Juárez»
La Jornada
(Mexico) – La violence liée au narcotrafic à Ciudad Juárez et ses dix cadavres par jour, en moyenne, ont éclipsé une autre série de meurtres, perpétrés sur des femmes, qui a scandalisé le monde entier dans les années 1990 [voir CI n° 665-666-667 du 1er août 2003]. Pourtant, le «féminicide» n’a pas cessé dans la ville. Les organisations de défense des droits de l’homme ont déjà recensé vingt-huit nouvelles victimes depuis 2008. Toutes étaient très jeunes. «Tu veux des noms ?» me demande Alfredo Limas, du Centro para el desarrollo integral para la mujer [Centre pour le développement intégral de la femme] à Ciudad Juárez. Il les connaît par coeur : Valeria López, 15 ans. Disparue en janvier. Adriana Sarmiento, 15 ans également. Sa trace a aussi été perdue en janvier. Mónica Janet Alanís, 18 ans, disparue en mars. Lidia Ramos et Beatriz Castañón, âgées toutes deux de 19 ans, disparues en décembre.
C’est une série qui semble sans fin. «Si les autorités avaient travaillé dès le début pour découvrir ce qui est arrivé à nos filles et pour chercher et punir les coupables, il n’y aurait pas autant de jeunes femmes disparues aujourd’hui», déclare Josefina González Rodríguez. «Mais il n’en a pas été ainsi. C’est la raison pour laquelle je n’aime pas écouter les informations. Parce que je sais qu’à un moment ou à un autre je vais apprendre qu’une autre femme a été tuée. Et je me souviens… Je sais ce que l’on ressent.» Josefina est la mère de Claudia Ivette González. La jeune fille travaillait en usine. C’était une très bonne ouvrière. Elle faisait partie de l’équipe du matin et s’efforçait de décrocher une prime de ponctualité. Lorsqu’elle quittait son travail, elle devait vite rentrer pour garder les enfants de sa soeur, Mayela, qui était dans l’équipe de l’après-midi. Mais, le 10 octobre 2001, elle a eu le malheur d’avoir deux minutes de retard et a été renvoyée chez elle. Elle a perdu plus que la prime de ponctualité, elle a laissé sa vie. Elle n’est jamais rentrée chez elle.
Ce qui s’est passé ensuite reflète le comportement type des autorités, impuissantes ou peu désireuses de s’occuper de meurtres en série. Le lendemain, Josefina est allée à la police pour signaler la disparition de sa fille. Les agents ont refusé de l’enregistrer parce que, selon eux, il fallait «attendre soixante-douze heures». Un mois plus tard, huit cadavres de jeunes femmes ont été découverts dans des terrains vagues appelés Campo Algodonero. De façon arbitraire, sans aucune expertise ni test ADN, il a été déclaré que l’une des dépouilles était celle de Claudia. Le même drame, à quelques variations près, s’est répété des centaines de fois entre 1996 et aujourd’hui. Le nombre de meurtres, qui est toujours une estimation, approche de 400 [423 selon la Commission des droits de l’homme de Mexico, beaucoup moins selon les autorités]. Le gouvernement mexicain est aujourd’hui sur le banc des accusés dans la 39e session extraordinaire de la Cour interaméricaine des droits de l’homme [organe judiciaire autonome dépendant de l’Organisation des Etats américains (OEA)], qui s’est ouverte le 29 avril à Santiago (Chili), pour s’expliquer sur trois de ces assassinats. Josefina, qui se trouve déjà au Chili, espère qu’il «existe au moins un petit peu de justice pour toutes les mères qui ont perdu leurs filles d’une façon aussi horrible». Josefina, elle, n’a perdu ni l’espoir ni sa combativité. Ses fils et elle ont commencé à chercher Claudia Ivette sans l’aide de personne. Elle a affronté ce qu’elle a toujours ressenti comme la toute-puissance des fonctionnaires. Sa plainte a été la première à atteindre les instances internationales.