Publié dans Le Devoir, le 26 mai 2023
« Jhonatan aimait jouer au volleyball, il rêvait de devenir policier après ses études », raconte en quechua Katalina Arias à propos de son fils de 18 ans.
Le rêve de Jhonatan ne deviendra jamais réalité. Il a été tué par la police péruvienne, dans le cadre de la répression meurtrière contre les protestations populaires déclenchées par l’éviction et l’arrestation de l’ex-président Pedro Castillo, après qu’il eut voulu dissoudre le Congrès, en décembre 2022. Une répression qui va jusqu’à des exécutions extrajudiciaires et au massacre de 18 personnes manifestantes dans une seule ville, en une seule journée.
Amnistie internationale a mené une enquête dont le rapport, présenté cette semaine et intitulé Racisme létal : exécutions extrajudiciaires et recours illégal à la force par les forces de sécurité péruviennes, fait état de constats très troublants. Nous avons constaté qu’au moins 49 personnes avaient été tuées et 1200 blessées, alors que les forces policières et militaires péruviennes mettaient en place une stratégie délibérée de peur pour étouffer les manifestations, ayant entre autres recours à une force létale ciblée et généralisée, interdite en vertu du droit international des droits de la personne, dans le cadre de manifestations ou d’opérations relatives à l’ordre public (fusils d’assaut, balles réelles, utilisation illégale et sans discernement de bombes lacrymogènes et d’armes à plombs ayant aussi causé la mort).
L’enquête d’Amnistie a permis de révéler un biais raciste très marqué de la part des autorités. La police n’a en effet ouvert le feu que dans des villes majoritairement autochtones, comme Andahuaylas, Chinchero, Ayacucho et Juliaca, ciblant des manifestants pacifiques, des passants, des personnes secourant les blessés et des journalistes.
Jhonatan était en compagnie d’autres personnes sur une colline d’Andahuaylas, filmant avec des cellulaires les manifestations, quand ils ont vu les policiers tirer des gaz lacrymogènes sur une procession funéraire. Les enregistrements vidéo vérifiés par Amnistie montrent des tireurs d’élite de la police en train de tirer d’un toit à proximité, touchant mortellement Jhonatan de même que Wilfredo Lizarme, 18 ans, aspirant étudiant à l’école de médecine.
Le mépris du gouvernement péruvien pour la vie et les droits des populations les plus marginalisées devrait sonner l’alarme pour tout pays ayant vendu ou prévoyant vendre des armes au Pérou. Dont le Canada, qui y a exporté pour 81,4 millions de dollars de biens et technologies militaires entre 2014 et 2021 (données de 2022 non disponibles) : véhicules blindés légers, agents chimiques de lutte antiémeute, etc.
De nouvelles manifestations sont prévues en juillet. On peut craindre que la répression soit encore plus meurtrière et que les armes vendues par le Canada soient utilisées. Empêcher d’autres morts et d’autres blessés s’avère de la plus haute importance.
Amnistie internationale demande au Canada de suspendre toute vente d’armes au Pérou, en vertu du Traité sur le commerce des armes (TCA) dont il est signataire. L’Espagne l’a fait, invoquant son soutien aux droits de la personne pour suspendre ses exportations d’armes et d’agents antiémeutes au Pérou.
Lors d’une rencontre avec des représentants d’Affaires mondiales Canada et l’un des secrétaires parlementaires de la ministre des Affaires étrangères, Amnistie internationale s’est fait répondre qu’une éventuelle suspension des ventes d’armes au Pérou ne serait pas rendue publique.
Pourtant, en 2020, le Canada suspendait publiquement l’exportation d’armes à la Turquie, pour « protéger les populations ». Les exportations vers la Biélorussie ont aussi été suspendues en 2020, sur la base de préoccupations quant à la répression et à la violence soutenues par l’État à l’encontre des manifestations publiques dans le pays.
Il ne devrait pas y avoir de double standard quand des vies sont en jeu. Les intérêts économiques du Canada ne devraient pas empêcher une position ferme relativement aux droits de la personne.
Le Pérou est le deuxième partenaire commercial bilatéral du Canada en Amérique centrale et en Amérique du Sud, et le Canada est l’un des plus grands investisseurs étrangers dans le secteur minier péruvien. En 2021, les compagnies canadiennes ont investi des milliards de dollars pour la construction, l’exploration et les opérations minières des dix plus grandes mines en production.
Le commerce ne doit pas éclipser les droits de la personne. Nous comptons sur le Canada pour respecter ses obligations légales internationales en suspendant les exportations d’armes au Pérou et en livrant un message sans équivoque : le Pérou doit mettre fin à la répression raciste meurtrière et au recours à des armes inappropriées ou interdites pour contrôler les manifestations.