Au Canada, plusieurs travailleurs et travailleuses migrant.e.s subissent des discriminations. C’est le cas, par exemple, des personnes qui proviennent de l’étranger pour travailler dans le secteur agricole. Bien que l’agriculture soit considérée un service essentiel, le contexte de la pandémie est venu aggraver encore davantage l’exploitation de ces travailleuses et travailleurs, dont les conditions de travail sont précaires, et où les abus de la part des employeurs sont monnaie courante.
Chaque année, 60 000 personnes arrivent au début de la saison agricole pour travailler dans la cueillette et la récolte de fruits et légumes partout à travers le pays. En avril, la province du Québec attendait à elle seule 16 000 personnes en provenance du Mexique, de l’Amérique centrale et des Caraïbes. Cependant, la pandémie de la COVID-19 est survenue au début de la saison agricole. L’Union de producteurs agricoles du Québec (UPA) a sonné l’alarme, puisque sans les travailleurs.euses étrangers.ères temporaires, l’agro-industrie canadienne pourrait vivre une profonde crise. Le Canada a donc exceptionnellement ouvert ses frontières pour l’arrivée des travailleurs.euses agricoles.
Le Programme de travailleurs étrangers temporaires existe officiellement depuis 1973 et comprend différents programmes selon les besoins de main-d’oeuvre des divers secteurs d’activité. Parmi ceux-ci, il y a le Programme des travailleurs agricoles saisonniers qui permet d’accéder à un visa de travail fermé, ce qui signifie que le visa est associé exclusivement à un emploi et un employeur précis. La contrainte du permis de travail fermé expose de façon systématique les travailleurs.euses à plusieurs pratiques abusives, qui commencent dès le processus de sélection dans leur pays d’origine. Les agences de placement agissent comme intermédiaires et opèrent parallèlement tant au Canada que dans le pays de recrutement. Le processus de sélection exige, entre autres, de passer plusieurs examens physiques et médicaux, dont les frais exorbitants sont déboursés par les travailleurs.euses, pour la prise en charge des démarches par les agences de placement. Souvent les travailleurs.euses sont obligé.e.s de s’endetter dans leurs pays d’origine pour venir travailler au Canada.
Dans la plupart des cas, les travailleurs.euses arrivent au Canada sans aucune idée des conditions de vie et de travail qui les attendent. La précarité de leur situation économique, légale et sociale rend ces personnes d’autant plus vulnérables. D’ailleurs, la méconnaissance de leurs droits et la barrière de la langue, entre autres, contribuent aux difficultés rencontrées pour pouvoir exiger le respect de leurs droits. Cela limite les possibilités de dénoncer les abus subis dans leur milieu de travail. À cela s’ajoute la peur de perdre leur emploi, ce qui signifierait la déportation vers leur pays d’origine, étant donné que leur visa de travail fermé ne permet pas la recherche d’un autre emploi.
Plusieurs organisations luttent, dans ce contexte d’urgence de la pandémie, pour mettre de l’avant les droits de personnes migrantes. Le Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL) a eu l’opportunité de parler avec Jorge Frozzini du Centre de travailleuses et travailleurs immigrants (CTTI). Depuis vingt ans, le CTTI dénonce les conditions de travail déplorables liées aux programmes de travail étranger temporaire. Parmi les dénonciations réalisées dans le secteur agricole, des cas ont été décrits comme une forme de traite humaine et d’esclavage moderne. Jorge Frozzini explique ceci :
“Si nous utilisons parfois l’expression esclavage moderne, c’est pour soulever la situation problématique dans laquelle se retrouve les travailleurs.euses migrant.e.s au sein d’un programme gouvernemental. Le problème vient des limites inscrites dans le programme de travailleurs.euses étrangers.ères temporaires et, dans le cas qui nous concerne plus particulièrement, les travailleurs.euses agricoles. Commençons en clarifiant certains aspects afin de bien démontrer cette idée. Lorsque nous parlons d’esclavage, nous avons l’image de personnes qui sont limitées dans l’exercice de leurs droits et libertés. Dans le cas des travailleurs.euses agricoles, les programmes sont justement conçus de façon à limiter les droits fondamentaux, dont celui de quitter l’employeur pour changer de travail. En effet, les travailleurs.euses étrangers.ères agricoles ne peuvent pas changer facilement d’employeur, car ils et elles ont un permis de travail fermé qui les lie à un seul employeur pour la durée de leur contrat et de leur visa de séjour. De plus, il est pratiquement impossible pour ces travailleurs.euses de rester sur le sol canadien s’ils.elles le désirent, car postuler à la résidence permanente est très difficile. Leur métier ne rentre pas dans le cadre de privilégié. Par ailleurs, le niveau de connaissance requis de la langue est trop élevé, etc. De plus, ils ne peuvent pas faire venir leur famille avec eux.elles comme le peuvent d’autres types de travailleurs.euses. En ce qui concerne les abus, étant donné qu’ils.elles se retrouvent souvent dans des milieux isolés, qu’ils.elles ont des problèmes de communication avec la population locale, qu’ils.elles ne connaissent pas leurs droits, etc., ils.elles sont plus susceptibles d’être victimes de mauvais employeurs. Ainsi, il arrive qu’on leur demande de remettre leurs papiers, passeport, permis, etc. aux employeurs et qu’on leur demande de travailler un nombre d’heures excessifs pendant la semaine sans payer le temps supplémentaire. Selon les normes, on peut rapporter les accidents de travail tout en ne leur fournissant pas les soins appropriés. Ils.elles peuvent être renvoyé.e.s dans leur pays d’origine s’ils.elles essayent d’exercer leurs droits ou s’ils.elles sont malades, etc. Voilà pourquoi on a tendance à utiliser le terme esclavage moderne pour qualifier ce type de programmes et pour soulever les injustices que ces travailleurs.euses vivent”.
Devant la crise entraînée par la pandémie, les organisations sont confrontées plus que jamais à une situation d’urgence pour répondre au nombre croissant de plaintes de la part des travailleurs.euses et faire de la pression sur le gouvernement pour exiger des conditions de travail justes et dignes. Jorge Frozzini nous parle des mesures mises en place par les gouvernements du Québec et du Canada dans le secteur agricole pour la COVID-19 :
“Avec le contexte de la COVID-19, le gouvernement canadien demande aux travailleurs.euses étrangers.ères temporaires de se soumettre à des tests lors de leur arrivée et avant de partir et de rester en quarantaine 14 jours. Pendant ce temps, ils.elles sont censé.e.s recevoir leur salaire, le gouvernement ayant débloqué une aide de 1 500$ par travailleur.euse afin d’aider les employeurs. Ceci étant dit, si un travailleur.euse est surpris.e en train de travailler pendant la période de confinement, il.elle peut recevoir une amende pouvant aller jusqu’à 750.000$ en plus d’une peine d’emprisonnement. De leur côté, les employeurs peuvent aussi avoir une amende allant de 1 000$ à 1.000.000$. En ce moment, il me semble que la majorité des travailleurs.euses agricoles se soient rendu.e.s sur le territoire, soit 80%. Toutefois, le manque de travailleurs.euses fait en sorte qu’on leur demande de travailler plus longtemps au champs. Nous avons eu un rapport sur une situation où on a forcé un travailleur à travailler 18 heures d’affilées. Pour l’instant, nous ne savons pas quelles seront les conséquences s’il y a une éclosion d’infections dans les fermes. Toutefois, on semble réorganiser le travail et l’habitat des travailleurs.euses afin de les placer en petits groupes et limiter ainsi la propagation si elle se produit. Par contre, il y a encore des questionnements, car si ces travailleurs.euses ont théoriquement accès aux prestations et aux soins liés à la COVID-19, dans la réalité cela peut s’avérer difficile. On doit, par exemple, postuler en ligne ou par téléphone auprès de services qui se donnent seulement en français ou en anglais. De plus, il n’y a pas de traducteurs.trices pour bien des services provinciaux… donc il est à prévoir que la vulnérabilité des travailleurs.euses risque d’augmenter et rendra leur situation encore plus précaire”.
Depuis des années, le CTTI et d’autres organisations exigent l’amélioration des pratiques de sécurité, de protection et de santé dans le secteur agricole. Un autre aspect souvent dénoncé est l’insalubrité et la surpopulation des logements dans les fermes, octroyés par les employeurs aux travailleurs.euses agricoles. Ces situations déjà connues de violations des droits des travailleurs.euses agricoles se voient aggravées dans le contexte de la pandémie. Comment assurer la mise en place de mesures de protection pour la COVID-19 dans le milieu agricole, alors que de façon systématique la sécurité et la santé des travailleurs.euses sont négligées? Plusieurs organisations exigent aussi que les mesures de fiscalisation dans les fermes soit renforcées. Les plaintes reçues de la part des organisations pour la défense des droits des travailleurs.euses et des personnes migrantes révèlent que ces situations s’aggravent jour après jour dans le contexte de la pandémie. Cela a exigé une forte mobilisation de la part des organisations et a nécessité la prise d’actions sur différents fronts, puisque la pandémie est venue rendre visible la précarité des conditions de travail des personnes qui sont en première ligne des services essentiels. En ce sens, la Coalition contre le travail précaire, qui regroupe différentes associations des travailleurs.euses migrant.e.s, et le CTTI se sont prononcés lors de la Journée internationale des travailleuses et travailleurs afin de souligner que le travail essentiel ne doit pas être un travail précaire.
“Le CTTI fait partie de la Coalition contre le travail précaire. Cette coalition a formulé des revendications qui peuvent rendre la vie plus facile pour plusieurs travailleurs.euses étrangers.ères temporaires et d’autres personnes issues de l’immigration. Nous avons formulé les six revendications suivantes : 1- Effectuer des enquêtes en personne plutôt qu’à distance dans les milieux de travail jugés essentiels, afin de faire appliquer les normes en matière de santé et sécurité au travail ainsi que toutes les mesures liées à la COVID-19; 2- Régulariser le statut de tous.tes les travailleurs et travailleuses en leur offrant immédiatement un certificat de sélection du Québec; 3- Donner immédiatement accès à un permis de travail ouvert, pour que les travailleuses et travailleurs temporaires puissent quitter leur emploi s’ils.elles le juge dangereux; 4- Donner des primes sur les salaires à tous.tes les travailleurs.euses essentiels.elles, y compris pour les travailleurs.euses du domaine de l’agriculture; 5- Mettre en place un salaire minimum de 15$ de l’heure; 6- Offrir l’accès à un travail permanent et sécuritaire pour les travailleuses et travailleurs d’agence de placement, dont les préposé.e.s à l’entretien, les préposé.e.s aux bénéficiaires, les travailleurs.euses d’entrepôt. En ce qui concerne les prochaines actions, nous sommes en train de contester les changements du programme de l’expérience québécoise (PEQ), qui permet une voie rapide pour l’obtention de la résidence permanente du Québec. Le 28 mai dernier, le ministre provincial de l’immigration a présenté des changements qui rendent plus difficile l’accès. Nous participons à différentes coalitions qui permettent de faire avancer la lutte pour la justice envers les travailleurs.euses migrant.e.s. Toutefois, étant donné les ressources limitées dont nous disposons, une grande partie de nos ressources servent à répondre aux situations de crise exacerbées par cette pandémie, par exemple. »
Le 8 juin dernier, la coalition Migrant Workers Alliance for change a lancé un rapport qui dresse un portrait très grave des conditions de vie et de travail dans les fermes en contexte de COVID-19. Le rapport dénonce des traitements inhumains et dangereux dans le milieu de vie et de travail dans les fermes. Le manque de nourriture et d’eau, le manque d’équipements de protection, la surcharge de travail, le vol de salaires sont quelques situations dénoncées. À cela s’ajoute le nombre croissant de cas de travailleurs.euses testé.e.s positifs pour la COVID-19 et le décès de deux jeunes travailleurs agricoles du Mexique au début de juin.
La pandémie a exacerbé les inégalités et les vulnérabilités des travailleurs.euses migrant.e.s. Dans le contexte de crise et d’urgence actuelle, la lutte pour la dignité et les droits des personnes migrantes acquiert encore plus de visibilité et ne peut plus continuer à être ignorée. Dans cette période, il est crucial de faire avancer la reconnaissance et le respect des droits historiquement niés aux travailleurs.euses migrant.e.s au Canada.
Christina Ayala, du Comité pour les droits humains en Amérique latine CDHAL
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Photo : TheStar.com