Montréal, 14 octobre 2017
Monsieur le Premier Ministre
La presse écrite et électronique a fait état de votre récent voyage au Mexique[1]. Nul ne saurait, à notre époque, être contre le rapprochement entre les peuples, même si la symbolique visuelle et sonore des visites de chefs d’État, avec ses sourires, poignées de mains et grandes déclarations d’amitié peut sembler à certains dépassée. Par ailleurs, un rapprochement économique entre les deux pays, à l’heure où l’autoritarisme mêlé à l’incohérence semble dominer la politique états-unienne, peut également sembler salutaire. Nous exprimons cependant de sérieuses réserves concernant une dimension très importante des relations économiques canado-mexicaines : les activités que réalisent au Mexique les entreprises minières canadiennes.
Lors du Colloque international « Luttes autochtones pour le territoire : Amérique latine et Québec » qui s’est tenu à l’UQAM les 12 et 13 octobre dernier, des témoignages troublants d’autochtones du Mexique et d’autres pays sont venus révéler les agissements inacceptables de nombreuses entreprises minières canadiennes, qui violent impunément les droits des personnes et des communautés autochtones, avec la connivence des autorités locales qu’elles soudoient et le silence complice du gouvernement canadien qui a été alerté depuis longtemps. Dans la municipalité d’Ixtacamaxtitlán, dans la Sierra Nororiental de Puebla, l’entreprise Almaden Minerals a réalisé des centaines de forages en faisant fi de la loi mexicaine qui oblige à une consultation « préalable, libre et informée » de la population autochtone, en accord avec la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail., que le Mexique a ratifiée. Même si ce projet en est encore à la phase d’exploration, des témoignages, lors du colloque, ont révélé que les forages réalisés à ce jour ont déjà provoqué une dégradation, en quantité et en qualité, de l’approvisionnement en eau des communautés.
Inquiets pour leur avenir, les cultivateurs nahuas et métis se sont renseignés sur d’autres mines à ciel ouvert qui appartiennent à des entreprises canadiennes au Mexique – comme plus de 60% des mines du pays. Autant à Carrizalillo et Nuevo Balsas, dans l’État de Guerrero, qu’à la Minera San Javier à San Luis Potosi, les conséquences sont les mêmes : l’eau est rare et contaminée, la poussière rend l’air irrespirable dans les villages voisins, et provoque chez les habitants, les enfants surtout, des crises d’asthme et d’éruptions cutanées. C’est d’ailleurs la disparition de nombreuses sources d’eau qui a amené la communauté zapotèque de Capulálpam de Méndez, dans la Sierra Norte de Oaxaca, à se mobiliser et à suspendre, depuis 2007, les activités de la minière Continuum Resources, basée à Vancouver. À la dévastation environnementale, s’ajoute la répression directe : le 27 novembre 2009, Mariano Abarca Roblero, qui dirigeait le mouvement d’opposition à la mine Blackfire, était abattu à Chicomuselo, au Chiapas. Un autre dirigeant d’opposition aux entreprises minières, Ismael Solorio Urrutia, ainsi que son épouse, Manuela Sólis Contreras, ont connu le même sort au Chihuahua, pour s’être opposés à l’installation de la mine Cascabel, propriété de Mag Silver[2].
Le cas de l’entreprise New Gold – Minera San Xavier, à San Luis Potosí, illustre à quel point les entreprises canadiennes au Mexique se moquent des lois du pays d’accueil, avec la double complicité des autorités locales et de l’État canadien. En 2009, les autorités judiciaires décrétaient la fermeture de la mine, qui opérait illégalement depuis 2005. C’est alors que l’ambassadeur canadien au Mexique, Guillermo Ryschinski – qui comme bien d’autres confond ses fonctions diplomatiques avec celles d’un lobbyiste pour les entreprises minières – décida de jouer le grand jeu. La visite de la gouverneure générale Michaëlle Jean, tout sourire, accapara les manchettes … pendant qu’un juge mexicain, en douce, révoquait la fermeture de la mine.
Vous étiez alors, Monsieur le Premier Ministre, dans l’opposition libérale. Et lorsque le militant Enrique Rivera – menacé de mort; il s’était exilé au Canada – vous informa directement de la situation de la Minera San Xavier, vous avez répondu : « Même si nous présentions des projets de loi contre ce genre d’entreprise, ça ne changera rien. Il faut un gouvernement prêt à intervenir ! »[3] Or, vous dirigez le gouvernement depuis deux ans et vous n’intervenez pas.
Les Mexicains – assez nombreux – qui croyaient que les choses changeraient sous votre leadership sont amèrement déçus : après deux ans au pouvoir vous vous comportez exactement, dans ce domaine, comme vos prédécesseurs conservateurs. C’est pourquoi les autochtones du Mexique et d’ailleurs, présents au colloque, croient que c’est chez eux, sur leurs territoires ancestraux, que la lutte va se gagner. Pour conserver les territoires où ils sont établis depuis des siècles, dont ils tirent leur subsistance et dont ils entretiennent la biodiversité, ils comptent utiliser tous les instruments légaux à leur disposition. Ainsi, les paysans de la communauté de Tecoltemic ont obtenu une injonction contre Almaden Minerals … qui n’en a pas moins continué d’étendre ses forages. Ils ont alors bloqué la route d’accès qu’employait sans permission l’entreprise.
Lors de ce colloque, des autochtones du Chili, d’Équateur, du Panama, du Guatemala et du Mexique ont voulu faire entendre leurs voix en tant que sujets directement touchés par l’activité des entreprises minières canadiennes à l’étranger, en particulier en Amérique latine. Ils ont été surpris d’entendre des Cris de la nation de Wemindji, dénoncer le non-respect de leur mode de vie, de leur droit à la santé et la pollution environnementale provoquée par les activités d’une compagnie minière – Goldcorp – en territoire canadien. Par ailleurs, d’autres Cris ont exprimé le point de vue que leur accord de collaboration avec Goldcorp, si on en respecte l’esprit autant que la lettre, pourrait être la base d’une relation avantageuse pour les deux parties.
Qu’attendent les autochtones du gouvernement canadien? Qu’il leur donne les moyens légaux pour dénoncer ici, où sont enregistrées ces entreprises, les violations de leurs droits individuels et collectifs par les transnationales canadiennes. Ils veulent obtenir des compensations justes pour les dommages causés. Et ils veulent surtout que le gouvernement impose aux compagnies canadiennes à l’étranger un code de conduite qui respecte le territoire le mode de vie et les activités économiques des peuples autochtones. Depuis des années on parle de la création d’un ombudsman indépendant pour le secteur extractif. Le député John McKay en avait annoncé la mise en place pour mars dernier … et rien n’a encore bougé[4].
Et, de grâce, ne nommez pas une autre commission royale d’enquête pour s’occuper de la question … qui rendrait son rapport juste à la fin de votre mandat ! Il faut agir maintenant !
Veuillez agréer, Monsieur le Premier Ministre, nos salutations respectueuses
Pierre Beaucage, professeur émérite, Département d’anthropologie, Université de Montréal, membre du Groupe de recherche sur les espaces publics et les innovations démocratiques (GREPIP)
Colin Scott, professeur agrégé, directeur du Centre pour la conservation et le développement autochtone alternatif (CICADA), Université McGill
Daviken Studnicki-Gizbert, professeur agrégé, Département d’histoire, Université McGill
Marie-Ève Marleau, coordonnatrice du Comité pour les droits humains en Amérique latine, Montréal
Karine Vanthuyne, professeure agrégée, directrice du Groupe de recherche sur les territoires de l’extractivisme, Université d’Ottawa.
Nancy Thede, spécialiste de l’Amérique latine, membre du Groupe de recherche sur les espaces publics et les innovations démocratiques (GREPIP)
Martin Hébert, professeur titulaire, Département d’anthropologie, Université Laval, Québec, membre du Centre interuniversitaire d’études et de recherche autochtone (CIÉRA)
Éric Léonard, chercheur, Institut de recherche pour le développement – IRD (France)
Jacques Galinier, professeur, Maison des Sciences de l’Homme, Paris
Paul Cliche, enseignant, Faculté d’éducation permanente, Université de Montréal
Pierre Trudel, chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université de Montréal
Anahi Morales, professeure, Université Saint Paul, Ottawa.
Nuria Carton de Grammont, enseignante, Université Concordia.
Marie-Josée Massicotte, professeure agrégée, Université d’Ottawa
Viviane Weitzner, doctorante en anthropologie, CIESAS (Mexico)
Adriana Pozos, doctorante en Science politique, Université du Québec à Montréal, et membre du Groupe de recherche sur les espaces publics et les innovations démocratiques (GREPIP).
Marie-Dominik Langlois, doctorante en sociologie, Université d’Ottawa
Ximena Cuadra Montoya, doctorante en science politique, Université du Québec à Montréal
Marie Paradis, participante au colloque, Montréal
Amélie Nguyen, coordonnatrice du Centre international de solidarité ouvrière, Montréal
Madeleine Desnoyers, participante au colloque, Montréal
Geneviève Lessard, Université d’Ottawa
Denis Langlois, Université d’Ottawa
Sophie Bissonnette, cinéaste, Montréal
Danièle Lacourse, cinéaste, Montréal
Gerardo Aiquel, ancien coordonnateur de la Coalition québécoise sur les impacts socio-environnementaux des transnationales en Amérique latine (QUISETAL)
Élizabeth Robinson, Département de santé publique (Québec) pour la Baie James
Molly Kane, coordonnatrice de l’Entraide missionnaire, Montréal
Gérald McKenzie, Percé.
Marielle Pepin Lehalleur, anthropologue à la retraite (CNRS)
Lorraine Guay, infirmière retraitée, Montréal
Pierre Bonin, géographe à la retraite
Micheline Caron, Montréal
Claire Lapointe, Montréal
Maryse Pèlerin, Montréal
Denis Tougas, membre du comité consultatif d’Above Ground, Montréal
CDHAL (Comité pour les droits humains en Amérique latine), Montréal
CISO (Centre international de solidarité ouvrière), Montréal
L’Entraide missionnaire, Montréal
MICLA (McGill Research Group on Mining in Latin America), Montréal
[1] Voir, entre autres, de Stéphanie Lévitz : « Justin Trudeau au Mexique pour réaffirmer les liens politiques et commerciaux » Le Devoir, 13/10/2017.
[2] Victor M. Quintana S. : « Quieren reventar el Barzón » (doc. electr. consulté le 23/11/2012).
[3] Cité par Juan Carlos Ruíz Guadalajara « Justin Trudeau en México : frivolidad y decepción » La Jornada, 13/10/2017.
[4] Sarah Champagne : «Minières canadiennes à l’étranger. La création d’un poste d’ombudsman se fait toujours attendre » Le Devoir 10/10/2017.