Libération, no. 8849
Monde, jeudi, 22 octobre 2009, p. 8
vu du mexique
A Ciudad Juárez, les meurtres de femmes n’émeuvent pas la justice
Par Emmanuelle Steels
Les mères des femmes assassinées font les cent pas devant la délégation du ministère de la Justice à Ciudad Juárez. Elles ont peint des croix roses, symboles de leur lutte, sur les grilles du bâtiment. Depuis quinze ans, elles se révoltent contre l’impunité des crimes sauvages dont sont victimes les femmes dans cette localité d’1,3 million d’habitants, située dans l’Etat de Chihuahua, à la frontière avec les Etats-Unis. Les «mères de Juárez» manifestent de manière rituelle contre l’indifférence des autorités face au sort de leurs enfants disparus.
Les corps de jeunes filles pauvres, violées, mutilées, étranglées ou poignardées sont régulièrement retrouvés sur des terrains vagues aux abords de la ville. Les chiffres officiels font état de 504 femmes assassinées et 76 disparues depuis 1993, quand le phénomène des «féminicides» a été identifié. A l’heure actuelle, plus de 70 % de ces crimes restent impunis. Et la tragédie empire, avec 89 nouveaux cas depuis début 2009.
Ces jours-ci, les mères de Juárez manifestent pour une raison particulière : Arturo Chávez Chávez, l’ex-procureur de l’Etat de Chihuahua, a été désigné par le président conservateur Felipe Calderón comme le nouveau procureur général de la République. Cet homme a dirigé les enquêtes sur les meurtres de femmes à Ciudad Juárez pendant les années 90. S’appuyant sur sa canne, Ramona Morales se souvient : «Le procureur n’a pas voulu me recevoir après le meurtre de ma fille de 16 ans. Ses collaborateurs m’ont dit que ma fille fréquentait des voyous et que c’est pour cela qu’elle avait été tuée. Mais c’est faux, elle était honnête et travailleuse !» Une autre mère éplorée, Paula Flores, raconte qu’elle s’était jetée aux pieds de Chávez Chávez en 1998 pour le supplier de retrouver sa fille disparue : «Il a ordonné à ses gardes du corps de me chasser. Quand le corps de ma fille a été retrouvé, quelques jours plus tard, il ne m’a même pas prévenue.»«Quand Chávez Chávez est devenu procureur, l’impunité s’est accrue et les assassinats ont augmenté, explique Ivonne Mendoza, une féministe locale. Il a déclaré que c’était de la faute des femmes parce qu’elles portaient des minijupes et sortaient dans les bars le soir.»
Abandon des indices sur les lieux des crimes, perte des dossiers, absence d’enquête, montages et faux coupables : la négligence de Chávez Chávez a été dénoncée par tous les organismes de défense des droits de l’homme, mexicains et internationaux. Les manifestations contre le nouveau procureur général de la République réunissent tous les partis de gauche, des intellectuels et des artistes, ainsi qu’un grand nombre d’ONG.