Ecrit par Maria Gabriela Aguzzi, La Converse, le 31 mai 2024
Lorsque Nina Gonzalez* s’adresse au public ou aux médias au nom du Comité des femmes du Centre des travailleurs immigrants (CIT), elle porte toujours un masque et des lunettes.
L’idée est que personne ne voie son visage, mais qu’on puisse entendre sa voix. Comme des dizaines de milliers de personnes au Canada, quelque 500 000, selon les statistiques du gouvernement fédéral, Nina vit dans la clandestinité parce qu’elle n’a pas de papiers.
Cette militante des droits des femmes est arrivée à Montréal avec sa fille, alors âgée de 14 ans, en 2008. 16 ans plus tard, à 50 ans, Nina a l’air d’une jeune fille, ce qui correspond à son style vestimentaire. Ses yeux sont grands, tout comme son sourire, des traits que les gens ne peuvent généralement pas voir.
Au Canada, elle pensait avoir gagné à la loterie, elle qui découvrait la paix qu’elle n’avait jamais connue. Victime de violences physiques et psychologiques, d’abandon et en précarité constante à Bogota, quitter la Colombie lui a donné un nouveau souffle.
Mais savourer cette paix a été de courte durée pour cette mère célibataire, qui bouge ses mains avec éloquence lorsqu’elle parle. Mal conseillée par un consultant en immigration d’origine latino-américaine, elle a présenté un cas de réfugié qui n’était pas réel. Sa demande et celle de sa fille ont été rejetées.
Un enchaînement d’événements
Le jour de notre rencontre, Nina a oublié son masque à la maison. Confiante, elle décide de poursuivre l’entrevue. C’est la première fois que l’on voit son visage, entouré de ses cheveux bouclés.
Elle est joviale, en dépit du fait que ses yeux montrent de la fatigue. On sent qu’elle tient à nous raconter son histoire. Plus elle parle, plus elle semble être en confiance. Elle sourit d’ailleurs presque tout au long de son entrevue.
Son temps avec nous est compté car elle doit se rendre dans moins d’une heure dans une maison d’Outremont où elle fait le ménage ce jour-là.
C’est l’un des emplois cash que la militante exerce régulièrement. Pourtant, dans l’attente de la réponse à sa demande d’asile, elle a réussi à obtenir un diplôme de préposée, ce qui lui a permis d’acquérir de l’expérience dans les soins aux personnes âgées.
Malgré le temps contraint de notre rencontre, Nina parle lentement et franchement. Ses émotions sont au premier plan. Elle sourit lorsqu’elle parle de son militantisme en faveur des femmes et des sans-papiers, un engagement qui la fait se sentir accomplie. Ses yeux témoignent de la douleur qu’elle porte en elle.
« Je suis arrivée à Montréal en plein été. C’était fantastique », dit-elle en regardant par la fenêtre du café le soleil de 9 heures du matin, un jour de printemps qui ressemble davantage à l’été.
« Je viens d’un milieu où il y a eu beaucoup de violence. Économique, physique et familiale. Venir à Montréal était une opportunité, pour tenter ma chance. Je n’avais jamais pris l’avion de ma vie. Quand l’occasion s’est présentée, parce qu’une connaissance m’a prêté de l’argent, je n’y ai pas réfléchi à deux fois. La situation dans laquelle je vivais en Colombie avec ma fille était très difficile ».
Pour venir à Montréal, Nina a reçu environ 2 000 dollars de cette connaissance, dont elle préfère taire l’identité. « C’était de l’argent que je n’avais jamais vu, une fortune », ajoute-t-elle.
Son voyage n’a pas été direct. Elle a d’abord dû faire une escale au Mexique, où elle a obtenu de faux documents mexicains pour pouvoir se rendre à Montréal sans visa. Les Colombiens sont en effet tenus de présenter ce sésame pour entrer sur le territoire. Une fois arrivée à l’aéroport Trudeau de Montréal, elle a déclaré qu’elle était colombienne et qu’elle était au Canada pour demander l’asile.
Rappelons que le gouvernement de Stephen Harper a imposé l’obligation de visa aux Mexicains en 2009, une mesure qui a été levée par le gouvernement Trudeau en 2016 et imposée à nouveau en 2024 par Trudeau lui-même.
« La vérité, c’est que je n’étais pas consciente de ce que je faisais. J’avais 34 ans et ma fille 14. J’étais désespérée car je voulais sortir du contexte de violence dans lequel je vivais », raconte t-elle.
À son arrivée à Saint-Léonard, Nina est heureuse. « Quand j’ai vu la ville, l’environnement social, la dynamique de Montréal, j’étais contente. Mais j’ai aussi commencé à rencontrer des difficultés. La première a été l’arnaque de la personne qui m’a conseillée sur mon dossier. Un Colombien qui parlait espagnol, ce dont j’avais besoin car je n’avais pas encore appris le français », raconte la militante, qui donne désormais des conférences de presse dans la langue de Dany Laferrière.
« C’est ce qui arrive à de nombreux immigrants », ajoute-t-elle. « Lorsqu’on vient ici, on rencontre de nombreux avocats et conseillers en immigration, entre guillemets, mais ce sont des gens qui veulent simplement prendre l’argent. Ils n’ont aucune éthique, aucune valeur humaine, ils ne font que nuire à la vie d’une personne et c’est ce qui m’est arrivé », déplore-t-elle. Ses yeux s’embuent, elle tente de le cacher en poursuivant la conversation.
Le consultant en immigration lui a suggéré de déposer un faux dossier de réfugiée (une histoire qui n’était pas réelle), expliquant qu’elle aurait de bonnes chances de voir sa demande acceptée.
« Je sais que je suis également coupable, car j’ai accepté sa suggestion et, ce faisant, j’ai commis une très grosse erreur. Ma crédibilité est très affectée aux yeux des services d’immigration », regrette-t-elle.
Elle réfléchit à haute voix : « On vient de pays et d’un contexte de précarité. De nombreuses absences. J’ai grandi avec ma grand-mère et elle m’a inculqué beaucoup de valeurs, mais ce qui se passe, c’est que lorsque vous rencontrez ces personnes qui disent vouloir vous aider, elles utilisent la précarité, l’ignorance et le désespoir et ne font que prendre votre argent ». Un jour, elle a même payé 100 dollars pour qu’on lui lise un document d’immigration en français.
Nina a versé à ce premier conseiller environ 3 000 dollars. « J’ose dire qu’au bout du compte, ces gens sont une sorte de mafia, parce qu’ils ruinent votre vie ».
Comme c’est souvent le cas dans la vie des demandeurs d’asile, l’attente d’une réponse de la part de l’Immigration fait partie du quotidien. mais Nina n’a pas baissé les bras. Sans expérience dans le domaine, elle a passé un certificat de préposée aux bénéficiaires et a travaillé dans des maisons de soins pour personnes âgées. Sa fille allait à l’école et s’était intégrée dans sa communauté.
« En 2011, j’ai eu mon audience et je dois dire qu’en tant que demandeuse d’asile, on est traité comme une criminelle. Je ne connais pas une seule personne venant demander l’asile qui m’ait dit qu’elle avait été bien traitée ».
Demandes rejetées
Après l’audience, sa demande d’asile a été rejetée. Conseillée par un nouvel avocat spécialisé en immigration, Nina a fait appel de la décision devant la cour fédérale et la réponse a de nouveau été rejetée.
Elle a ensuite soumis un dossier à l’examen des risques avant renvoi (ERAR), qui permet aux personnes qui doivent être renvoyées du Canada de demander une protection au pays d’accueil. Il s’agit de décrire les risques qu’elles encourent en cas d’expulsion. Les personnes dont la demande d’ERAR est approuvée peuvent rester dans le pays.
Pour cette procédure, Nina s’est appuyée sur une recommandation qu’un autre Latino-Américain lui a faite. Cette connaissance lui a dit qu’il avait des contacts au sein du ministère de l’immigration.
« J’en reviens à la même chose et c’est un conseil pour les personnes qui vont lire votre article : vous pensez qu’ici les choses sont comme dans votre pays, dans votre société. Qu’il n’est pas nécessaire de faire la queue, etc… Je suis arrivée avec ces croyances. Et c’est ainsi que je suis tombée dans le même piège. J’ai cru cette personne qui m’a dit qu’elle m’aiderait à obtenir ma résidence et qui m’a finalement volé 13 000 dollars »
C’était une période très difficile, avoue Nina. « Et je ne parle pas de l’argent, parce qu’à ce stade de la vie, on sait que ça va et vient. C’est le préjudice émotionnel, qui nous a entraînées, ma fille et moi, vers le fond », déplore-t-elle en essuyant ses larmes.
L’ordre d’expulsion et le passage à la clandestinité
Fin 2014, alors que toutes les démarches possibles pour rester au Canada ont été refusées, à l’exception de la résidence humanitaire pour laquelle Nina González n’a pas encore fait de demande, la mère et la fille reçoivent un avis de convocation d’Immigration Canada.
« Ils ont eu la cruauté de fixer la date de mon expulsion le même jour que mon anniversaire, c’est-à-dire en janvier. J’ai signalé ce qui se passait au travail, car j’avais encore un statut implicite. Ma chef, une infirmière de la maison de retraite, s’est mise en colère et a pleuré avec moi. J’ai été surprise par cet amour. Elle me demandait comment elle pouvait m’aider, mais je ne savais pas vraiment comment ».
Nina ignorait qu’elle était éligible à devenir une travailleuse étrangère, parce que l’entreprise pour laquelle elle travaillait pouvait faire une demande. « C’est un groupe solide présent dans tout Montréal, mais malheureusement je ne savais pas que j’avais cette possibilité et c’est comme ça que j’ai disparu ».
C’est ainsi qu’a commencé une autre étape pour Nina et sa fille au Canada, celle de la clandestinité.
« Ma fille n’a même pas pu terminer le secondaire et tout cela m’a pesé. Elle travaillait, comme moi. Elle s’occupait de bébés. Elle travaillait très dur. À un moment donné, elle a pensé que la meilleure chose pour elle était de retourner en Colombie, mais la nuit précédant la date d’expulsion, nous étions à la maison, on essayait de regarder un film pour nous calmer. La vérité, c’est que nous n’avons pas pu nous séparer, parce que nous avons toujours été ensemble. “Quoi qu’il arrive, maman, nous allons rester ensemble”, m’a-t-elle dit cette nuit-là », se souvient-elle, la voix tremblante.
La clandestinité et l’isolement ont entraîné une détérioration de la santé mentale de Nina González, qui souffrait d’une grave dépression.
« C’est très dur. C’est la vie d’un être humain. Nous parlons d’années. Pas une, pas deux, pas trois, mais 10, 15, 20 ans que de nombreux immigrants sans papiers passent au Canada. Personnellement, je n’ai pas de racines en Colombie, rien ne m’y manque, car je n’ai jamais été à ma place nulle part. Il n’y a pas d’entourage familial, mais de la violence et des abus ».
Trouver une voix dans l’activisme
En 2018, Nina González est entrée en contact avec le Comité des femmes du Centre des travailleurs immigrés (CTI) par l’intermédiaire d’une amie. Comme beaucoup de femmes avec lesquelles elle s’entretient aujourd’hui dans son rôle d’accompagnatrice communautaire, gagner la confiance a été une tâche ardue.
« Lorsque je suis arrivée au comité, j’ai commencé à voir la dynamique du travail et j’ai réalisé que je pouvais faire entendre ma voix. Le comité m’a permis d’exprimer ma douleur. Je me suis sentie reconnue », raconte-t-elle d’un ton soulagé.
Victime de harcèlement sexuel par un homme dans l’un des emplois qu’elle occupait à Montréal, Nina a pu se confier à un groupe de femmes. Une voix qui a fait partie d’un ensemble de témoignages présentés par la Comité des femmes du Centre des travailleurs immigrés (CTI) au ministère du Travail et à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), dans le cadre d’un mémoire pour que les femmes sans statut puissent porter plainte auprès des instances concernées.
« Cet aspect a également été très traumatisant pour moi. Et je l’ai supporté pendant longtemps parce que je n’avais pas le choix. Mais un jour, je n’en pouvais plus parce que l’homme en question est devenu très agressif. Cela m’a rappelé ce que j’avais vécu en Colombie. En plein hiver, sans trop savoir ce qui s’était passé, j’ai quitté mon travail, sans mettre de manteau, rien, juste mon tablier de travail ».
Au sein du comité des femmes, Nina apprend qu’il existe différents niveaux de harcèlement et que les victimes peuvent être des femmes jeunes ou plus âgées.
« Nous avons entendu parler de cas de Latinas, d’Africaines, de femmes d’origines diverses, de sexagénaires, qui ont été victimes d’abus. Souvent, nous ne sommes pas conscientes de ce qui nous arrive. Entendre ces histoires m’a beaucoup blessée et je n’arrive toujours pas à trouver les mots lorsque c’est à mon tour de dire que j’ai aussi été victime ».
Retrouver la confiance a également fait partie de la courbe d’apprentissage de Nina en tant que militante.
« Ce n’est pas facile, car j’ai toujours peur. Mais j’ai été surprise de voir que j’avais des capacités. C’est grâce à la coordinatrice communautaire du comité, Viviana, que je l’ai découvert. J’ai créé des liens de confiance et je me sens heureuse. Je me sens épanouie, je ne me sens plus aussi seule », se réjouit-elle, un sourire dans les yeux.
« Aujourd’hui, je peux parler pour ceux qui n’ont pas de voix, pour les femmes comme moi, comme ma fille, qui sont seules, isolées. J’ai trouvé une force et un courage qui n’est même pas de la rage, à cause de la violence physique, de la violence gouvernementale, de la violence économique. C’est difficile d’être une femme. Cela fait mal. Je ne montre pas mon visage, je ne donne pas mon nom, mais je donne ma voix et ma force. »
Un programme de régularisation
Nina regarde l’heure sur son cellulaire, elle doit bientôt se rendre au boulot. Elle se plaint d’une douleur à l’épaule.
« J’attends un rendez-vous depuis des mois à Médecins du Monde. Je fais le ménage depuis 16 ans et j’ai déjà 50 ans. Ça commence à me peser », confie-t-elle.
La plainte concernant sa douleur ne dure pas longtemps. Nina évoque aussitôt le programme de régularisation annoncé par le gouvernement fédéral en 2021 et à propos duquel nous n’avons pas de nouveaux détails à ce jour.
Le gouvernement a promis une annonce à ce sujet pour la fin du printemps. Mais le mois de mai touche à sa fin et les sans-papiers ne savent pas comment la mesure sera appliquée, ni si elle sera approuvée.
« Je ne pense pas que les gens comprennent que les sans-papiers n’ont pas de compte en banque, qu’ils n’ont pas accès aux soins médicaux subventionnés, qu’ils n’ont pas de plans d’aide, de plans de retraite. J’avais même l’habitude de faire du vélo, mais je ne veux plus en faire, parce qu’il y a deux ou trois ans, la police a commencé à infliger des amendes sur les pistes cyclables et que je cours un risque, même pour des choses aussi élémentaires », déplore Nina
Malgré cela, elle vit sa vie du mieux qu’elle peut. « Il y a des jours où je n’ai pas le moral. Il y a des moments, la nuit, où il m’est impossible de dormir. Je suis intégrée, je parle français. Ma fille, qui a 29 ans, obtiendra sa résidence permanente, car nous avons séparé nos dossiers et elle a fait une demande par voie humanitaire, ce qui me rend heureuse ».
Nina continuera à être active dans sa lutte et dans celle de toutes les personnes sans statut. Elle ne montre pas son visage, mais elle continuera à faire entendre sa voix.
*Nina González est le pseudonyme utilisé par cette activiste.
Source : https://www.laconverse.com/articles/nina-gonzalez-un-visage-clandestin-une-voix-forte