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Pourquoi l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Équateur inquiète-t-il autant?

Publié par Bifan Sun, Pivot Québec, le 15 octobre 2024

La société civile des deux pays accuse le futur accord, en cours de négociation, de privilégier les intérêts des investisseurs.

Des organismes canadiens et des défenseures des droits équatoriennes redoutent que l’accord aggrave les violations des droits humains et environnementaux perpétrées par les compagnies minières canadiennes, en particulier en raison de la potentielle inclusion d’une disposition permettant aux investisseurs de poursuivre les États.

Le quatrième cycle de négociations de l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Équateur se tiendra la semaine prochaine. La signature de cet accord est prévue pour début 2025.

Cependant, l’opposition de la société civile semble de plus en plus forte, que ce soit en Équateur ou au Canada.

Fin septembre, quatre défenseures des droits autochtones équatoriennes sont venues jusqu’au Canada pour dire « non » à l’accord de libre-échange.

La délégation a dit craindre que l’accord ouvre la voie à de nouveaux investissements des compagnies minières canadiennes qui opèrent dans des zones écologiquement vulnérables en Équateur. Ces entreprises ont déjà sérieusement bafoué les droits humains des peuples autochtones et menacé leurs moyens de subsistance, ont-elles dénoncé.

« Les accords de libre-échange et d’investissement que l’Équateur a signés au fil des ans ont exclusivement profité aux grandes entreprises, favorisant la libre circulation des biens, des services et des investissements […] au détriment des droits humains, de la protection de l’environnement et de la souveraineté locale », a déclaré Ivonne Ramos, membre de la délégation, lors d’une conférence de presse tenue à Ottawa.

Un accord conçu pour le secteur minier?

« L’objectif primordial de cet accord commercial entre les deux pays est de prioriser et d’augmenter la présence des investissements miniers canadiens en Équateur », affirme Viviana Herrera, coordonnatrice du programme Amérique latine chez Mining Watch Canada.

Un objectif clairement exprimé, selon elle, par le négociateur en chef du Canada lors des audiences parlementaires et dans les communiqués de presse relatifs aux négociations de l’accord.

Le Canada est le premier investisseur étranger en Équateur, principalement en raison de ses investissements dans le secteur de l’extraction des ressources naturelles, notamment des minéraux. Actuellement, au moins quinze compagnies canadiennes mènent des activités d’exploration minière en Équateur, avec des actifs évalués à 1,8 milliard $.

Depuis quelques années, l’Équateur se présente comme « la prochaine destination minière » et occupe une place importante lors de la plus grande convention minière du monde, organisée annuellement par l’Association canadienne des prospecteurs et entrepreneurs, rapporte Viviana Herrera.

Cette année, pour la première fois, le président équatorien s’y est présenté, accompagné de l’ambassadeur canadien. Selon Viviana Herrera, cela illustre l’intérêt marqué des deux gouvernements à renforcer les investissements miniers canadiens en Équateur.

« Les accords de libre-échange que l’Équateur a signés au fil des ans ont exclusivement profité aux grandes entreprises. »

Ivonne Ramos, Acción Ecológica

D’après Mining Watch Canada, qui travaille depuis plus de vingt ans avec des communautés en Amérique latine, de nombreuses allégations d’atteintes aux droits humains et à l’environnement perpétrées par des compagnies minières canadiennes ont été documentées au cours des années. Ces entreprises sont notamment dénoncées pour avoir collaboré avec les forces de sécurité de l’État équatorien afin de réprimer l’opposition, ou encore pour avoir avancé des projets miniers mettant en péril la biodiversité en Amazonie et les sources d’eau vitales de communautés de la région.

Un mécanisme qui privilégie les intérêts des investisseurs

Les défenseures sont particulièrement préoccupées par l’inclusion dans cet accord commercial d’un mécanisme de « règlement des différends entre investisseurs et États » (RDIE). C’est en effet un des objectifs de négociation déclarés par le gouvernement du Canada en vue de promouvoir et protéger les investissements.

Le RDIE est un mécanisme d’arbitrage privé, sans obligation de reddition des comptes, qui permet aux investisseurs étrangers de poursuivre l’État où ils mènent leurs opérations, lorsque celui-ci adopte des décisions préjudiciables à leurs intérêts.

Un tel mécanisme existe dans de nombreux accords de libre-échange, limitant l’autonomie des États qui souhaiteraient légiférer pour mieux protéger leur territoire ou leur population, au détriment par exemple de l’exploitation des ressources naturelles menée par des compagnies étrangères.

Les coûts assumés par l’État pour se défendre et pour verser les indemnités se chiffrent souvent en milliards de dollars.

Ainsi, le rapporteur spécial des Nations unies David R. Boyd fait valoir, dans un rapport publié en juillet 2023, que le RDIE est incompatible avec les obligations internationales des États en matière de l’environnement et des droits humains, car les coûts astronomiques qu’il engendre risquent de dissuader les gouvernements de mettre en place des mesures de protection rigoureuses dans ces domaines.

De plus, lorsque l’État perd en arbitrage, des sommes importantes, qui auraient pu être investies dans l’éducation, la santé et d’autres services publics, finissent dans les poches des investisseurs étrangers, déplore Viviana Herrera.

« Les intérêts des compagnies étrangères priment sur ceux du peuple. »

« L’inclusion du RDIE dans cet accord commercial limiterait considérablement la capacité de l’Équateur à gouverner dans l’intérêt de tous les Équatorien·nes. »

Ivonne Ramos

Dans son rapport, David R. Boyd met en lumière que le RDIE trouve ses racines dans le colonialisme et l’extractivisme et qu’il aggrave les inégalités entre le Nord et le Sud, entre les populations les plus fortunées et les plus vulnérables.

Entre 1995 et 2021, la majorité des demandes de RDIE déposées relativement aux combustibles fossiles et à l’exploitation minière provenaient d’investisseurs de seulement cinq pays du Nord, dont le Canada.

« Les investisseurs canadiens [de ces secteurs] ont obtenu gain de cause dans 59 % de leurs affaires de RDIE, soit en moyenne près d’un milliard de dollars par sentence. Les États qui ont perdu des affaires de RDIE contre des investisseurs canadiens ou qui ont dû négocier des règlements avec ces derniers sont surtout des pays à faible revenu », peut-on lire dans le rapport.

Le rapporteur spécial des Nations unies recommande donc que le RDIE ne soit pas inclus dans les nouveaux accords commerciaux et qu’il soit supprimé des accords existants.

Dans le cadre de l’accord de libre-échange en cours de négociation entre le Canada et l’Équateur, plusieurs organismes et universitaires ont également critiqué l’inclusion du RDIE dès les consultations publiques menées début 2023.

À noter que le RDIE entre le Canada et les États-Unis a été enlevé de l’accord commercial entre ces deux pays et le Mexique lors de sa renégociation en 2018. La ministre des Affaires étrangères de l’époque avait déclaré que ce mécanisme avait coûté « plus de 300 millions $ aux contribuables canadiens en pénalités et frais d’avocats » et qu’il « faisait passer les droits des entreprises au-dessus de ceux des gouvernements souverains ».

Stuart Trew, directeur du projet de recherche sur le commerce et l’investissement du Centre canadien de politiques alternatives (CCPA), déplore en entrevue qu’il est « surprenant et dérangeant » que le Canada veuille retourner à ce système avec l’Équateur.

Un accord à l’encontre des engagements des gouvernements

Alors que les négociations se déroulent de manière accélérée, les femmes autochtones en visite au pays affirment que leurs communautés n’ont jamais été consultées ni informées.

En février dernier, lors des réunions tenues par le Comité permanent du commerce international de la Chambre des communes, des organismes de la société civile avaient déjà fait valoir que les peuples autochtones d’Équateur n’avaient pas eu l’occasion de se prononcer sur cet accord.

Par courriel, Affaires mondiales Canada dit demeurer « un fervent défenseur de la participation pleine et effective des peuples autochtones du monde entier aux questions internationales qui les concernent ».

« Notre approche vise à garantir que les avantages et les opportunités créés par l’accord de libre-échange soient largement partagés, y compris avec les groupes traditionnellement sous-représentés, tels que les femmes et les entreprises détenues par des femmes, les peuples autochtones et les petites et moyennes entreprises », précise Affaires mondiales Canada.

En dépit des oppositions et des critiques, les deux gouvernements poursuivent les négociations à une vitesse sans précédent, constate Stuart Trew, du CCPA.

« Négocier cet accord au plus vite sans le consentement des peuples autochtones d’Équateur contredit ce que [le gouvernement canadien] a déclaré sur l’importance de la réconciliation avec les peuples autochtones et à la prétendue “inclusivité” censée prendre en compte les intérêts de toutes et tous », affirme Stuart Trew.

« Les intérêts des compagnies étrangères priment sur ceux du peuple. »

Viviana Herrera, Mining Watch Canada

De l’autre côté, en Équateur, le RDIE est déjà interdit par la constitution, et les résultats d’un référendum en avril dernier ont réaffirmé l’opposition des citoyen·nes à ce système.

« L’inclusion d’une disposition relative au RDIE dans cet accord commercial limiterait considérablement la capacité de l’Équateur à gouverner dans l’intérêt de tous les Équatorien·nes, créant ainsi un grave précédent de non-respect de la constitution et de la volonté du peuple », a déclaré Ivonne Ramos dans un communiqué.

Source: https://pivot.quebec/2024/10/15/pourquoi-laccord-de-libre-echange-entre-le-canada-et-lequateur-inquiete-t-il-autant/