Un financement problématique. Isabel Zuleta, porte-parole du Mouvement Ríos Vivos appelle au retrait des investissements canadiens dans le mégaprojet Hidroituango, en construction sur le río Cauca, le deuxième plus important fleuve de Colombie. À ce jour, l’histoire de ce chantier se trouve marquée par des maux profonds pour l’écosystème et les communautés.
Le río Cauca réclame justice. Ainsi peut-on décrire la tournée d’Isabel Zuleta, qui a parcouru le pays en novembre pour appeler à s’ouvrir les yeux sur une tragédie impliquant le Canada. Avec pour ambition d’être la plus grande centrale hydroélectrique au pays, Hidroituango génère une vive tension sociale et de nombreuses controverses depuis ses débuts. « Nous avons voulu aller dans les pays où se trouvent les bailleurs de fonds, pour leur dire de vive voix ce que nous souffrons, affirme Isabel Zuleta. Il s’agit pour nous d’appeler les citoyens et les citoyennes de ces pays à assumer leurs responsabilités vis-à-vis de cette situation et à faire acte de solidarité. »
Dans le cadre de cette tournée, la sociologue donnait le 12 novembre dernier une conférence à l’Institut Notre-Dame du Bon-Conseil. « Il nous apparaît essentiel au plan éthique que les gens du Québec, du Canada sachent ce qui est fait avec leur argent et comment il détruit la vie de communautés entières, de territoires entiers, a-t-elle dit. Nous sommes venus ici pour demander le retrait de cet argent qui fait du mal à la Colombie. »
Un montant 313 millions de dollars a été investi en 2018 par la Caisse de dépôts et de placements du Québec (CDPQ) et un autre de 400 millions de dollars en 2016 par l’organisme fédéral Exportation et Développement Canada (EDC). « Il s’agit de prêts et ils ajoutent au fardeau d’une dette extérieure que doivent ensuite payer les Colombiens et les Colombiennes, précise Isabel Zuleta. Cela nourrit un cercle de dépendance et nous devons nous en sortir. »
Isabel Zuleta œuvre avec le Mouvement Ríos Vivos à la défense des écosystèmes et des communautés du río Cauca, dans le département d’Antioquia en Colombie, où se fait la construction du barrage. Ses conférences ont eu lieu avec le soutien du comité Lavons les mains sales de la caisse, qui défend cette cause au Québec.
En mai 2018, l’effondrement d’un tunnel de canalisation des eaux du barrage en construction a conduit à des inondations dévastatrices et à des déplacements de dizaines de milliers de personnes. Depuis, le Cauca connaît un assèchement d’un impact écologique terrifiant et affectant en profondeur l’existence des populations riveraines. La situation d’urgence sociale et environnementale causée par Hidroituango fait aujourd’hui l’objet d’enquêtes publiques aujourd’hui en Colombie. Le désastre de 2018 avait sérieusement fait craindre la rupture de la digue, d’une hauteur de 225m. Ce sont au moins 120 000 personnes dont la vie avait été mise à risque, dans cinq municipalités et plusieurs villages ont été inondés. Isabel déplore aussi la présence de groupes paramilitaires et l’assassinat de nombreuses personnes opposées au barrage. Selon plusieurs sources, de nombreux assassinats survenus dans le département d’Antioquia seraient reliés à l’opposition au mégaprojet. « Il s’agit d’un projet de mort que nous refusons, dit la militante d’Ituango. Nous avons espoir en un fleuve de vie. »
Les travaux de construction d’Hidroituango ont été entrepris en 2013 sous la supervision des Entreprises Publiques de Medellín (EPM), qui font à ce jour l’objet d’une enquête pour le processus d’attribution du contrat de construction au consortium CCC Ituango, dirigé par l’entreprise brésilienne Camargo Correa. Par ailleurs, la Caisse de dépôt et de placement du Québec (CDPQ) affirme s’être engagée dans le projet avant les inondations causées par la centrale située à 170 km de Medellín, la deuxième plus importante ville au pays. « Le groupe de prêteurs dont fait partie la Caisse suit la situation de près et est en contact avec l’entreprise responsable du projet », a dit un responsable de l’institution à Radio-Canada, qui a produit un reportage sur la tournée de l’activiste lors de sa visite à l’Assemblée Nationale du Québec. Une délégation d’organismes solidaires et de groupes syndicaux s’est ensuite réunie en présence d’Isabel Zuleta le 27 novembre dernier avec des responsables la Caisse, qui ont reconnu certains des problèmes mis en lumière, mais se sont limités à indiquer qu’ils transmettraient ces informations à leurs équipes, en s’abstenant de tout engagement.
« Nous vivons toujours dans la crainte d’un cataclysme, révèle Isabel. Il existe beaucoup d’inquiétude quant à la stabilité du terrain. » Originaire d’Ituango, Isabel a fait des études de sociologie et entrepris une carrière d’enseignante à l’Université de Medellín. « Lorsqu’on me demandait ce que je pensais du projet de barrage, je me suis dit que c’était plutôt aux communautés elles-mêmes de répondre à cette question, dit-elle. Je suis retournée dans ma ville natale et j’ai fait le choix de m’engager auprès des miens. »
Quels sont les objectifs de la tournée internationale du Mouvement Ríos Vivos ?
Nous avons pris conscience que l’État colombien ne nous écoutait pas, considérait que nos voix ne comptaient pas. Alors, nous avons eu l’idée d’aller à la rencontre des mouvements de solidarité qui nous soutiennent à l’étranger. C’est pourquoi nous avons choisi d’entreprendre cette tournée internationale. Il s’agit d’un voyage que nous préparons depuis plus d’un an avec le Mouvement Ríos Vivos.
Notre démarche comporte deux principales orientations : en premier lieu, mettre en lumière la situation des personnes affectées par Hidroituango, la crise suscitée par ce mégaprojet.
Ensuite, nous avons voulu aller dans les pays où se trouvent les bailleurs de fonds, pour leur dire de vive voix ce que nous souffrons. Il s’agit aussi pour nous d’appeler les citoyens et les citoyennes de ces pays à assumer leurs responsabilités vis-à-vis de cette situation et à faire acte de solidarité. Nous les appelons à s’adresser à nos gouvernements et en particulier à l’État colombien, pour qu’ils mettent un terme à la stigmatisation, aux persécutions et aux assassinats. Il y a un élément de protection dans cette campagne, puisqu’à ce jour le gouvernement continue à pointer du doigt, puis à réprimer les opposants et les opposantes à Hidroituango, celles et ceux qui défendent l’eau et la terre.
Concrètement, comment avez-vous fait l’organisation de la tournée ?
Nous avons établi dans différentes régions du monde des liens avec des personnes ouvertes à comprendre ce que nous souffrons, en particulier des Colombiens vivant dans d’autres pays. Au Canada, nous avons entrepris nos démarches avec le Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL), qui nous soutient depuis plusieurs années.
Comment avez-vous connu le CDHAL ?
Le CDHAL, nous l’avons connu au moment où nous cherchions de l’aide à la suite des déplacements forcés. Ils ont pris contact avec nous, nous ont offert du soutien par le biais de leurs programmes d’actions urgentes.
Dans la mise en place de la tournée, le CDHAL a donc pris en charge l’articulation des événements avec le Projet d’Accompagnement Solidarité Colombie (PASC), les organisations à Vancouver. Nous avons eu l’occasion de collaborer avec environ 25 organisations et les événements se sont très bien déroulés, dans l’ouest canadien ainsi qu’au Québec puis en Ontario. Nous espérons des peuples canadiens qu’ils tiennent tête à ces institutions, que leur dignité mène à un retrait complet des investissements.
Aujourd’hui, le Mouvement Ríos Vivos compte aussi deux porte-paroles en Europe. Quels résultats leur travail obtient-il ?Il s’agit de deux activistes qui défendent la terre, Genaro de Jesus Graciano, qui se trouve à Madrid ainsi que Milena Flores qui est à Barcelone. Leur séjour s’est mis en place en relation avec un programme du gouvernement espagnol à l’intention des personnes menacées pour leur travail de défense des droits humains. Leur campagne implique des actions et des pétitions et elle vise aussi le retrait des investissements d’institutions financières. À ce jour, des rencontres ont déjà eu lieu avec des banques belges, allemandes et françaises qui financent Hidroituango. Les banques espagnoles tardent encore à recevoir les deux porte-paroles, tout comme à ce jour ici la CDPQ. Les résultats sont très positifs dans le travail de sensibilisation à la tragédie que représente la destruction du territoire.
Voudrais-tu nous parler de l’événement auquel tu as pris part à Winnipeg ?Il s’agit d’une rencontre qui a eu lieu avec des personnes issues de communautés autochtones affectées par les centrales hydroélectriques au Canada. Ce fut une occasion d’échanger sur des expériences. Il y a aussi beaucoup de gens qui souffrent ici des projets hydroélectriques. Également, il y a beaucoup de menaces de nouveaux projets et il y des communautés qui veulent s’organiser. Certains échanges avec des femmes qui mènent admirablement le combat pour la défense de l’eau, des militantes comme Shannon Chief, m’ont inspirée vivement.
Comment le désastre survenu en mai 2018 est-il venu changer le cours de la lutte que mène le Mouvement Ríos Vivos?La tragédie que nous vivons ne peut plus être niée. Le scandale éclate enfin au grand jour et le chantier se trouve en arrêt depuis un an. En Colombie comme ailleurs, il y a une sensibilité qui s’affirme plus que jamais vis-à-vis de la situation.
Quelle est l’importance du retrait des investissements d’institutions financières comme la CDPQ dans Hidroituango ?
Le retrait du financement est important au plan éthique, puisqu’il voudrait dire que cette institution n’est pas à l’aise de continuer à financer un projet qui nous amène toute cette souffrance. Il s’agit d’une question de respect envers les communautés et la dignité humaine. Si la CDPQ ne retire pas son investissement, cela veut dire que les violations des droits humains ne leur importent pas, qu’ils sont prêts à fermer les yeux sur de graves injustices pour faire ces investissements et sans égard à l’être humain. Après le désastre de 2018, les travaux ont été arrêtés par une ordonnance de cour. Seules des actions d’urgence peuvent être faites, dans des contextes où la population locale se trouve en danger. Cela dit, les gouvernements et les entreprises parlent de reprendre les travaux. Déjà, ils demandent de nouveaux investissements. Alors, le retrait du financement peut jouer un rôle décisif. L’objectif pour les communautés affectées consiste en l’abandon du projet, le démantèlement du barrage. Si la lutte implique des enjeux complexes, la perspective s’annonce réaliste. Il s’agit d’un important momentum, nous allons continuer le combat et maintenir la pression.
Cristina Pretell Díaz est étudiante au certificat en études féministes de l’UQAM. Elle s’est spécialisé en coopération internationale à l’Université de Montréal. Il travaille avec plusieurs organisations de défense des droits de l’homme.
Alexis Lapointe est étudiant au Certificat en journalisme à l’Université de Montréal. Journaliste pigiste, il donne voix par ses articles à sa passion pour la langue et les cultures hispaniques. Il fait de la traduction de l’espagnol au français pour Hispanophone. Lire plus d’articles de l’auteur.
Référence : Hispanophone