La situation au Pérou reste floue pour les personnes qui, au sein des institutions, doivent reconnaître la victoire incontestée de Pedro Castillo et du Perú Libre. Non seulement l’ONPE a fait traîner le décompte des voix, mais un autre organe, le Jury national des élections (JNE), étire encore plus la situation en examinant de plus en plus de recours présentés par les partisans de Fujimori. Selon le journaliste interviewé ci-dessous, Roger Taboada, tout cela pourrait conduire à un coup d’État.
– Quelle est la situation au Pérou après la reconnaissance de la victoire de Pedro Castillo par l’Office national des processus électoraux (ONPE, Oficina Nacional de Procesos Electorales) ?
-Selon l’ONPE, Pedro Castillo est le nouveau président du Pérou avec 100% des bureaux de scrutin dépouillés. C’est ce qu’ont compris les gouverneurs régionaux, les maires de Lima et les personnes qui ont voté pour Castillo. Tous ces groupes ont déjà adressé leurs salutations au professeur Pedro Castillo, tout comme de nombreux gouverneurs d’Amérique Latine et d’anciens candidats à la présidence péruvienne. Cependant, l’ONPE est seulement une première instance de contrôle de l’expression populaire, il y a une deuxième instance, qui est le Jury National des Élections, qui en fin de compte est celui qui proclame les vainqueurs. C’est dans cette instance qu’ont été présentés une série de recours de révision, d’imputation, de plagiat et d’autres actions. À cet égard, Keiko Fujimori a décidé d’utiliser l’expression « volonté de fraude » pour signaler les électeurs ayant été sélectionnés dans différents bureaux de scrutin des régions du pays. À un moment donné, il y avait 1 200 actes, mais le nombre est tombé à 800. Il y a en ce moment 600 actes qui ont été écartés. Il en reste environ 200, le reste remplissant les conditions de base pour étayer le dossier. Sur les 200 restants, les actes et les bureaux de scrutin contestés seront aussi analysés. De cette façon, le problème sera clos.
-Donc, après ce processus vient la proclamation officielle ?
-Le problème est que l’un des représentants du Jury national des élections, Carlos Luis Arce Córdoba, qui a été dénoncé dans le passé pour son appartenance à l’organisation criminelle « Los Pollos Blancos del Puerto », a demandé que le procès-verbal de l’ONPE soit incorporé dans tous les actes où la validité des votes exprimés doit être examinée. Cela aurait comme effet de retarder encore plus le processus, soit retarder les résultats de deux ou trois semaines.
-Quel est le plan d’action qu’ils semblent avoir, à part le fait de retarder encore plus le processus ?
Le plan risque d’être le suivant : il y a des personnes liées à Fuerza Popular, comme le pro-Fujimori Andrés Belaunde, qui ont déjà proposé d’annuler les résultats des élections. Jorge Montoya, un vice-amiral de l’extrême droite fasciste a dit la même chose. A cela s’ajoute un communiqué de la semaine dernière émanant de vice-amiraux et de généraux. Ces derniers, des généraux dits «sans gloire», des vice-amiraux impliqués dans des violations des droits humains, ont signé une déclaration incitant pratiquement à un coup d’État. Cela a été démenti par la suite par les forces armées, mais la déclaration a existé et ces personnes existent. Le scénario qu’ils veulent montrer est celui d’un Pérou en crise, ingouvernable, sans soutien social, avec un processus d’élections remis légalement en cause. Il s’agit de créer l’impression que la volonté du peuple est violée, de faire croire que le peuple soutiendrait Keiko Fujimori, connue sous le pseudonyme de « Mme K ». C’est l’image qu’ils veulent projeter. Ils veulent faire traîner le processus électoral et délégitimer la victoire réelle, légitime et démocratique de Pedro Castillo.
-Il y a une grande mobilisation prévue pour ce samedi par les secteurs proches de Pedro Castillo, je suppose pour faire pression. Est-il clair que la lutte se fera dans les rues à partir de maintenant?
Une marche nationale aura lieu dans toutes les capitales des provinces les plus importantes du Pérou ce samedi à 15 heures. Avec beaucoup d’efforts, des camarades de différents endroits ont passé la nuit à Lima. De nombreux camarades ont occupé le centre de Lima pour soutenir Pedro Castillo, mais même ainsi, le soutien des camarades est insuffisant. La situation est compliquée, c’est difficile de rester deux ou trois jours à Lima, à cause du froid, de l’impossibilité d’accéder aux moyens et à l’espace pour passer la nuit, ainsi qu’à la nourriture. L’importante population qui soutient Pedro Castillo est issue des secteurs populaires. Alors, il n’y a pas de ressources suffisantes pour soutenir la masse de personnes qui voudraient venir pour ainsi faire pression et exiger des résultats transparents, rapides et respectueux de la volonté populaire. Ce samedi a lieu la grande marche populaire de tout le Pérou, pour exprimer son soutien au président élu, Pedro Castillo Terrones.
-Dans votre perception en tant que journaliste et personne liée aux luttes populaires, pensez-vous qu’il y a un climat propice à un coup d’Etat ?
Premièrement, pour un coup d’État dans le style traditionnel, il faut une bonne dose de violence, de confrontation et de mort. Il y a un mois, on n’a pas hésité à assassiner 16 personnes en voulant accuser le parti Sendero, mais le Sendero n’a jamais été du genre à tuer des personnes en état d’ébriété, ou à mettre le feu aux corps d’enfants, ce n’est pas leur style. Ces morts, sur lesquelles personne n’enquête plus, sont en train d’être instrumentalisées au profit du narco-fujimorisme. Le coup d’État reste une possibilité, si l’on tient en compte les secteurs qui sont prêts à le faire, et qui sont au sein des Forces Armées. Il y a des partisans du coup d’État, ils sont peut-être une minorité, mais ils sont là. Ensuite, ils veulent prolonger le processus d’installation du Congrès, qui est accrédité par le Tribunal national des élections. Une fois le congrès installé, ils comptent sur la tradition voulant que la personne la plus âgée et celle qui a le plus de votes, assume la présidence du Congrès et donc de la République. Cela se passerait comme suit : le président actuel termine alors son mandat au mois de juillet. Puis, nous aurions ensuite un individu d’ultra-droite: Jorge Montoya comme président. C’est un vice-amiral, de la droite fasciste, qui aime parler de chasteté et qui se flagelle en faisant des allusions à la Vierge Marie. Cette personne risque d’assumer la présidence intérimaire du pays, en juillet. Ensuite il pourrait organiser les élections dans les conditions qui seraient fixées par le pouvoir législatif. En d’autres termes, on aurait droit aux élections convoquées sous un fasciste. La dernière variante de coup d’État serait par le Jury national des élections. Le Jury pourrait toujours voter en faveur de Keiko Fujimori lors des révisions, et tenter de prolonger autant que possible la situation afin de générer une crise, renforçant ainsi l’appel à d’éventuelles élections. Il s’agit du dernier cri de guerre de Mme K, puisqu’elle n’a aucune autre option afin de reporter son éventuel emprisonnement. Telle est la situation: essayer de générer un scénario de conflit à Lima. Ce sont les risques que nous courons. Du côté de la mobilisation populaire, celle du samedi a lieu au niveau national partout au Pérou. Il arrive que cette mobilisation se tiendra dans le cadre de la Fête des pères. Nous avons la ferme conviction que nous devons mettre fin aux 200 ans de gouvernance par des organisations criminelles dominant le paysage politique du Pérou depuis son indépendance.
Source : Resumen Latinoamericano
Photo : Resumen Latinoamericano